Dualité



(A) Généralités.



(a) Définition. La dualité est le caractère de ce qui est double en soi. Cette notion ne doit pas être confondue avec l'opposition paradigmatique dans laquelle, au sein d'un couple linguistique, un mot est le contraire d'un autre.


(b) Usage. Ce terme date du XIV ème siècle. Il est employé par le mathématicien Simon Stevin (1548-1620). Mais il reste rare jusqu'au XIX ème siècle.


- <<La dualité fait référence au nombre 2. Plus spécifiquement, ce mot est employé dans plusieurs matières :

en mathématiques, la dualité est une notion qui a de nombreuses significations ;

en physique : en physique quantique, la dualité onde-particule exprime le fait que la lumière et la matière présentent simultanément des propriétés d'ondes et de particules.

en électrocinétique, dipôle dual ou circuit dual ;

en philosophie, la dualité de Descartes et Dualisme (philosophie de l'esprit)

en religion et spiritualité, la dualité se rapporte à diverses distinctions relativement valides, mais ultimement indifférenciées. Voir non-dualité

Dans l'Égypte antique, le concept de dualité est primordial

En économie : On peut parler de "dualisme croissant du marché du travail". (Wikipédia)>>.


(b) Etymologie. Le mot <dualité> dérive du nom latin féminin tardif <dualitas, atis> qui a le même sens. L'adjectif latin <dualis, e> signifie "double", "de deux", "qui contient deux", "le nombre deux", "le duel (terme de grammaire" et se rattache à l'adjectif numéral <duo, duae, duo> signifiant "deux".


(c) Parents linguistiques. Le nom <dualisme> apparaît en 1755 dans "L'Encyclopédie raisonnée". L'adjectif <dualiste> date de 1702.


(d) Références littéraires :


- <<Olaf et Prascovie s'étaient aimés tout enfants ; jamais leur coeur n'avait battu qu'à un seul nom ils savaient presque dès le berceau qu'ils s'appartiendraient, et le reste du monde n'existait pas pour eux ; on eût dit que les morceaux de l'androgyne de Platon, qui se cherchent en vain depuis le divorce primitif, s'étaient retrouvés et réunis en eux ; ils formaient cette dualité dans l'unité, qui est l'harmonie complète, et, côte à côte, ils marchaient, ou plutôt ils volaient à travers la vie d'un essor égal, soutenu, planant comme deux colombes que le même désir appelle, pour nous servir de la belle expression de Dante. (Théophile Gautier, "Contes fantastiques", 1831, Avatar)>>.


- <<Je fus longtemps à pouvoir me rendre compte du lieu où je me trouvais et de tous les détails que je rapporte, mon esprit semblait lutter inutilement pour secouer les pesantes ténèbres de ce sommeil auquel je ne pouvais m'arracher ; j'avais des perceptions vagues d'un espace parcouru, du roulement d'une voiture, d'un rêve horrible dans lequel mes forces se seraient épuisées ; mais tout cela était si sombre et si indistinct dans ma pensée, que ces événements semblaient appartenir à une autre vie que la mienne et cependant mêlée à la mienne par une fantastique dualité. (Alexandre Dumas père, "Les Trois mousquetaires", 1844, Chapitre 56, Cinquième journée de captivité)>>.


- <<Le thyrse est la représentation de votre étonnante dualité, maître puissant et vénéré, cher Bacchant de la Beauté mystérieuse et passionnée. Jamais nymphe exaspérée par l'invincible Bacchus ne secoua son thyrse sur les têtes de ses compagnes affolées avec autant d'énergie et de caprice que vous agitez votre génie sur les coeurs de vos frères. (Charles Baudelaire, "Le Spleen de Paris", 1869, XXXII, Le Thyrse, A Franz Liszt)>>.


- <<Aujourd'hui, sous l'impression des blessures que mon corps a reçues dans diverses circonstances, soit par la fatalité de ma naissance, soit par le fait de ma propre faute ; accablé par les conséquences de ma chute morale (quelques-unes ont été accomplies ; qui prévoira les autres ?) ; spectateur impassible des monstruosités acquises ou naturelles, qui décorent les aponévroses et l'intellect de celui qui parle, je jette un long regard de satisfaction sur la dualité qui me compose... et je me trouve beau ! (Isidore Ducasse Lautréamont, "Les Chants de Maldoror", 1869, Chant VI)>>.


- <<Le murmure de l'enfant, c'est plus et moins que la parole ; ce ne sont pas des notes, et c'est un chant ; ce ne sont pas des syllabes, et c'est un langage ; ce murmure a eu son commencement dans le ciel et n'aura pas sa fin sur la terre ; il est d'avant la naissance, et il continue, c'est une suite. Ce bégaiement se compose de ce que l'enfant disait quand il était ange et de ce qu'il dira quand il sera homme ; le berceau a un Hier de même que la tombe a un Demain ; ce demain et cet hier amalgament dans ce gazouillement obscur leur double inconnu ; et rien ne prouve Dieu, l'éternité, la responsabilité, la dualité du destin, comme cette ombre formidable dans cette âme rose. (Victor Hugo, "Quatre-vingt-treize", 1874, Partie III, Livre III, Chapitre I)>>.


(e) Références d'usage du terme :


- <<La plus grande partie des concepts dont se sert le mental fonctionnent dans la dualité. Il n'existe pas d'ordre d'expérience humaine dans lequel la représentation n'est pas pensée en terme de concepts duels : capitalisme/communisme, fait/droit, bien/mal, vertu/vice, dieu/diable, vrai/faux, beau/laid, théorie/pratique, chaud/froid, joie/tristesse, force/faiblesse, absolu/relatif, transcendant/immanent, abstrait/concret, idéal/réel, objectif/subjectif etc. Le caractère systématique et formel de ce type d'opposition finit par éveiller la méfiance. La question qui se pose est alors de savoir si la dualité n'est pas seulement le propre des constructions mentales taillées par l'intellect. N'est-elle pas une source constante de faux problèmes ? N'est-elle pas sur le fond fictive ? Sans véritable portée ontologique ? Si c'était le cas, l'accès à l'ontologie devrait être nécessairement non-duel, obligeant par là à transcender la dualité du mental ordinaire. Pourtant, toutes les dualités ne viennent pas nécessairement des constructions de la pensée. Ce n'est pas la pensée qui fabrique la dualité droite/gauche dans la symétrie du corps, mâle/femelle chez les animaux, homme/femme, pôle +/pôle – sur la pile électrique, etc. On pourrait dénombrer un certain nombre de dualités qui existent dans la nature, antérieurement à toute pensée humaine. Auquel cas, la pensée duelle ne serait pas une fiction et aurait aussi une portée ontologique. Etant déjà à l'œuvre dans la Nature, nous serions parfaitement fondés de la simuler dans la représentation sous la forme de concepts duels. La question est très complexe et, depuis Parménide et Héraclite (texte), elle ne cesse de resurgir dans la pensée occidentale. Dans l'histoire de la philosophie occidentale, il y a eu au moins un système qui s'est évertué à introduire une logique non-duelle, celui de Hegel. Hegel tente de montrer que la contradiction est à l'œuvre dans les choses, sa dialectique thèse-antithèse-synthèse entend surmonter les antinomies formulées par Kant dans "La Critique de la Raison pure". Cependant, le caractère très systématique et formel de la dialectique hégélienne finit aussi par éveiller la méfiance. La pensée contemporaine bute sur cette même difficulté. Elle a commencé l'examen critique de la pensée. C'est tout naturellement en logique que les tentatives se sont portées. Tout récemment, Stéphane Lupasco a pu développer un programme pour introduire le dépassement de la logique de la dualité, à travers de la refonte du tiers exclus en tiers inclus. Et cette refonte ne se ramène pas du tout à la dialectique de Hegel. Quel statut devons-nous reconnaître à la dualité ? La dualité est-elle dans la nature des choses ou est-elle seulement dans la représentation de la nature des choses ? Comment discerner une dualité fictive, qui n'est que l'ombre engendrée par les complications de l'intellect, d'une dualité réelle, présente dans le réel ? (Serge Carfantan, "Philosophie et spiritualité", Leçon 112, Dualité et non-dualité, document du web)>>.


- <<Certaines caractéristiques de la société canadienne constituent ce qu'on appelle la «dualité culturelle», un terme qui désigne aussi pour beaucoup de gens une idéologie qui devrait présider à l'organisation sociale et politique du Canada. En effet, le Canada a été colonisé par les Français et les Anglais, qui sont donc tous deux les «peuples fondateurs» de ce pays. On invoque ce fait historique pour justifier l'égalité de ces deux groupes et les privilèges qui leur sont accordés par rapport aux autres groupes ethniques. (L'Encyclopédie canadienne, "Dualité culturelle")>>.


- <<En sciences, toute dualité est «provisoire», quand elle n'est pas tout simplement instrumentalisée, à prendre puis à laisser. En sciences, les dualités ne figent pas les choses mais permettent juste d'aider à aller de l'avant. Aucun jugement de valeur, évidemment, entre les deux pôles d'une dualité en sciences. Les dualités se contentent de rester humblement pragmatiques. Pire, comme le montre Jean-Marc Lévy-Leblond dans «Aux contraires», les sciences n'ont eu et n'auront de cesse que de rechercher l'unité, donc de dépasser la dualité, dans une conceptualisation qui englobe les deux pôles identifiés. Considérer le dualisme comme une opposition, entre le bien et le mal par exemple, serait donc ici une erreur. Le dualisme philosophique, lui, est le même que le dualisme scientifique, il ne s'applique simplement pas aux mêmes objets : si nous considérons le dualisme âme/corps, par exemple, on n'oppose pas l'âme au corps, on fait simplement apparaître leur différence d'essence. Mais l'âme sans le corps n'existe pas, donc on ne peut les opposer et les dissocier. Un autre exemple : l'être et l'étant. Le monde est composé d'êtres et d'étants qui forment une dualité et non une oppsition, puisqu'ensemble ils constituent le monde, comme l'âme et le corps constituent l'homme. C'est en logique que les éléments de réflexion sur dualité et non-dualité se développent de manière très proche entre la philosophie et les sciences de l'information, en particulier les mathématiques appliquées. (Interstices, "À propos de dualités en sciences et technologies de l'information et de la communication", document du web)>>.


(f) Voir Clivage des représentations.



(B) Développements.



(a) Cette caractéristique, "être double en soi", est contraire aux notions les plus classiques de la logique formelle ou logique d'identité. Les jumeaux sont en double exemplaire, mais ne sont pas dualistes. Pourtant, cette caractéristique paradoxale est maintenant posée comme acquise dans de très nombreux domaines, de la Physique quantique (avec la dualité onde-particule) à la Psychanalyse (tout individu est, psychiquement, homme et femme), en passant par la Sociologie.


- <<On ne peut, sans l'hypothèse d'une dualité anthropologique, comprendre l'histoire de France. Depuis le dix-huitième siècle au moins, cette dualité s'exprime par l'existence de deux espaces idéologiques opposés par le tempérament. En 1791, à l'occasion de l'acceptation ou du refus du serment constitutionnel par le clergé, apparaît un contraste entre le centre du pays, laïque, et une périphérie fortement religieuse.

- La zone déchristianisée est pour l'essentiel constituée d'un très vaste Bassin parisien s'étendant le long de l'axe Laon-Bordeaux, auquel il faut ajouter la bordure méditerranéenne, entre Espagne et Italie. Le substrat anthropologique de ces régions est le plus souvent la famille nucléaire égalitaire, sauf sur la bordure nord-ouest du Massif central et dans quelques cantons de la façade méditerranéenne où prédomine la famille communautaire. Le trait commun, unificateur des deux types anthropologiques, est l'égalitarisme. Ce centre du système national nourrit une tradition idéologique menant de la Révolution à un mouvement ouvrier de tendance révolutionnaire, anarcho-syndicaliste ou communiste, selon l'époque. Il est aussi le support anthropologique d'une droite populiste, bonapartiste, puis gaulliste. Dans son rapport au monde extérieur, la France centrale dérive de la valeur d'égalité l'a priori d'un homme universel, identique à lui-même en tout lieu.

- La France catholique, où la pratique religieuse reste forte jusque vers 1965, est périphérique. Elle comprend l'Est, alsacien et lorrain, la région Rhône-Alpes, les hautes terres du Massif central, un très grand Ouest allant de la Mayenne au Finistère et à la Vendée, et les Pyrénées occidentales. Elle est structurée par deux types anthropologiques d'importance inégale : la famille nucléaire absolue dans l'Ouest intérieur, la famille souche partout ailleurs. Le trait unificateur est l'absence de la valeur d'égalité. Cette périphérie, ancrée dans une vision asymétrique des rapports humains et dans une conception hiérarchique de la société, entretient une tradition de déférence sociale qui s'est d'abord exprimée par une adhésion au principe monarchique, puis par la stabilisation d'une droite conservatrice fort virulente dans certaines phases critiques de l'histoire de France. C'est sur ce terrain que naît l'Action française, que se développe l'antidreyfusisme et le soutien au maréchal Pétain. (Emmanuel Todd, "L'Illusion économique. Essai sur la stagnation des sociétés développées", Gallimard, 1998, page 222)>>.


(b) Il existe une dualité fondamentale de l'être humain, qui est à la fois masculin et féminin, mais aussi nature et culture. Cette dualité est tantôt niée, tantôt hypostasiée. Par exemple, la paranoïa s'alimente d'une dénégation violente de tout désir de type homosexuel.


(c) La dualité est masquée par une confusion de l'identité statique (type social de l'homme / type social de la femme) et de l'identité dynamique (évolution interne, imprévisible, de la personne).


(d) Le dualisme fait de toute dualité un antagonisme (d'où des conflits envisagés comme des fatalités, comme la lutte des classes ou la guerre des sexes).


(b) Dans le cas de la différenciation sexuelle, le dualisme aboutit à l'impasse de toute revendication pour le corps plein, sans développement des virtualités du corps virtuel.


(e) Citations :


- <<Chaque fois qu'une catégorie a mené une action au service de sa seule différence, elle a couru le risque d'être entraînée vers la violence et de susciter des réactions de rejet. Le féminisme, en particulier américain, en a fait l'expérience (Alain Touraine, "Pourrons-nous vivre ensemble", page 231)>>.


- <<La dualité de l'homme et de la femme est l'expression la plus générale du Sujet humain qui, loin de s'identifier à la raison, est toujours au point de rencontre de l'action rationnelle (qui est impersonnelle) et de la particularité individuelle et collective de chaque être humain (Alain Touraine, "Pourrons-nous vivre ensemble ?", page 232)>>.


(f) La dualité gagne à se développer en dialectique (qui affirme l'unité des contraires), a fortiori à se dépasser dans la trialectique : sujet - objet - projet.


- <<Pour que la psychanalyse demeure ce qu'elle est, il faut qu'elle reste fidèle à la théorie des instincts, théorie qui permet de restituer à l'homme sa nature animale et d'éliminer le mystère de l'âme. D'où il ressort que les instincts doivent être des principes biologiques universels. La question qui se pose est celle-ci : par quel processus l'animal en vint-il à se transformer en animal-homme ? Et, pour rester fidèle à elle-même, la psychanalyse doit conserver la dualité des instincts. L'essence de l'animal-homme est la névrose et l'essence de la névrose est un conflit mental. Il faut chercher l'origine de la névrose humaine dans une ambivalence instinctuelle, dans un conflit entre des forces inhérentes à toute vie organique, si l'on ne veut pas être contraint d'en revenir à la notion traditionnelle et périmée selon laquelle le conflit psychique chez l'homme est dû à l'ambivalence entre son âme superorganique et son corps animal. Si, d'autre part, la psychanalyse veut conserver l'espoir et laisser la porte ouverte à la possibilité d'une thérapie, il lui faut trouver un moyen de rejeter la conception métaphysique de Freud selon laquelle toute vie est malade de la lutte entre la Vie et la Mort. Elle devra se cramponner à la conception selon laquelle l'homme se distingue des autres animaux par le privilège qu'il possède d'être malade ; il existe donc un lien essentiel entre la maladie mentale et la civilisation ; en d'autres termes, la névrose est le privilège de l'animal uniquement social. La psychanalyse doit donc soutenir que l'ambivalence des instincts est une prérogative humaine. En définitive, nous avons besoin d'une métaphysique qui reconnaisse à la fois la continuité et la discontinuité existant entre l'homme et les animaux. Au lieu d'un dualisme des instincts, nous avons besoin d'une dialectique des instincts. Il nous faudra affirmer que, quelle que puisse être la polarité fondamentale dans la vie humaine (polarité de la faim et de l'amour, de l'amour et de la haine ou de la vie et de la mort), cette polarité existe chez les animaux, mais non pas dans une condition d'ambivalence. L'homme se distingue des animaux en ce qu'il a séparé (pour les réduire finalement à un état conflit mutuel) des aspects de la vie (instincts) qui, chez les animaux, existent dans un état d'unité ou d'harmonie non différenciées. La psychanalyse devra trouver la base de la névrose humaine chez l'animal, mais elle devra en même temps reconnaître que l'animal n'est pas névrosé (sauf quand il est mis en contact contagieux avec l'homme). Etant donné que la base de la névrose humaine est le conflit, les polarités qui deviennent un conflit chez l'homme doivent exister, mais non comme conflit, et par conséquent non différenciées au niveau animal. (Norman O. Brown, "Eros et Thanatos", Denoel, Paris, 1972, pages 109-110)>>.


(g) Le dualisme peut faire de la dualité un véritable modèle d'intelligibilité. Cette tendance est lisible dans l'évolution des concepts psychanalytiques chez Freud.


- <<Pour éclairer notre chemin à travers les complications de la théorie freudienne des instincts, il importe avant tout de concevoir clairement le problème que Freud cherche à résoudre et les faits dont il tirera la solution qu'il propose. Il nous faut revenir au concept fondamental de la psychanalyse, le pilier sur lequel repose tout l'édifice : le refoulement. Le matériau empirique sur lequel repose la psychanalyse, c'est l'étude du refoulement, de la résistance et du conflit dans la vie humaine. Et la psychanalyse a pour but d'édifier une théorie de la nature humaine permettant d'expliquer l'existence de ce refoulement. Ce but explique aussitôt deux caractéristiques formelles de la théorie des instincts. La théorie freudienne des instincts est continuellement dualiste, parce qu'elle part du fait de l'existence d'un conflit dans la vie mentale et tente d'expliquer ce fait. Ainsi les critiques que Freud adresse à la théorie moniste de la libido proposée par Jung sont-elles centrées sur un argument majeur : elle sape la théorie du refoulement. En second lieu, «l'instinct» freudien est un concept qui se place à la frontière entre le mental et le biologique, étant donné que Freud cherche une explication de l'homme en tant que névrosé ou refoulé, exprimée sous une forme qui rattacherait la caractéristique spécifiquement humaine de l'homme (le refoulement) à sa nature animale (corporelle). Aussi définit-il un instinct comme étant «d'une part le représentant mental des stimuli émanant de l'organisme et pénétrant dans l'esprit et, d'autre part, la mesure de la dépense d'énergie exigée de ce dernier par suite de ses rapports avec le corps.» En tant que concept-limite entre l'humain et l'animal, la théorie de l'instinct entraîne inévitablement Freud dans des considérations biologiques autant que psychologiques. Ainsi son attitude générale à l'égard du problème du refoulement donne à ses instincts deux caractéristiques formelles. D'une part, ils doivent être communs à tous les animaux et même à toute vie, d'autre part, ils doivent être mutuellement antagonistes. Ces caractéristiques formelles sont les mêmes dans les premières et dans les dernières théories freudiennes des instincts. En effet, s'il y a antagonisme (ou, comme l'écrit Freud, ambivalence) entre le sexe et l'autoconservation, ou entre le sexe et l'agression, ou entre la vie et la mort, dans chacun de ces cas Freud postule une dualité ultime, fondée sur la nature même de la vie. Freud commence par emprunter aux poètes romantiques l'antithèse de la faim et de l'amour qui, traduite dans une terminologie scientifique, lui fournit l'antithèse entre l'instinct sexuel et l'autoconservation, correspondant à l'antithèse entre le principe de plaisir et le principe de réalité qui, selon les premières théories de Freud, constitue la cause du refoulement. En même temps, ces instincts peuvent être considérés avec vraisemblance comme présents dans tous les organismes ou du moins chez tous les animaux, l'instinct sexuel entrant en jeu pour conserver l'espèce, et l'instinct d'autoconservation pour conserver le membre individuel de l'espèce. La première théorie du refoulement se trouve ébranlée à la suite de développements nouveaux dans l'étude de l'instinct sexuel (libido). L'antithèse du sexe et de l'autoconservation s'écroula quand des faits empiriques contraignirent la psychanalyse à admettre le caractère narcissique de l'instinct sexuel ; car la libido narcissique se concentre sur le moi et il n'y avait aucun moyen de distinguer la libido narcissique de l'instinct d'autoconservation. La seule dualité que la libido narcissique permettait de considérer comme admise était la dualité de la libido du moi et de la libido d'objet ; mais étant donné que les faits qui imposaient à la psychanalyse le concept de la libido narcissique prouvaient la convertibilité de la libido du moi en libido d'objet et vice-versa — cette dualité n'était pas assez solidement établie. Toujours à la recherche d'un dualisme, Freud se tourne donc vers l'ambivalence de l'amour et de la haine, ambivalence qui, comme l'amour et la faim, occupe une grande place dans la philosophie et la poésie romantiques, ainsi que dans le tableau clinique des cas psychopathologiques. Il prend alors un nouveau départ, en proposant l'antithèse de l'instinct sexuel et de l'instinct d'agression. Mais cette fois encore, les faits empiriques sur lesquels reposait l'antithèse montraient que ces deux instincts ne constituaient pas une dualité capitale. Nul n'a démontré plus clairement que ne l'a fait Freud lui-même comment l'amour peut se changer en haine et comment la fusion de ces deux sentiments se trouve réalisée dans le phénomène du sadisme. Ainsi, pour découvrir une dualité assez solidement établie, Freud s'est tourné vers l'antithèse biologique de la vie et de la mort et a relié l'hypothèse d'un instinct de mort biologique et universel au phénomène psychologique du masochisme. Dès lors, il peut postuler un conflit implacable entre Eros, cherchant à conserver et à enrichir la vie, et l'instinct de mort cherchant à rendre la vie à la paix de la mort. Désormais, les fusions ambivalentes, comme celle du sadisme, ne menacent plus de détruire le dualisme fondamental. Ces fusions ambivalentes sont des fusions secondaires, des compromis, conséquences de la lutte éternelle entre la vie et la mort. Le sadisme représente une extraversion de l'instinct de mort inné, une transformation du désir de mourir en désir de tuer, transformation réalisée par Eros dans le but d'affaiblir la tendance à l'autodestruction innée de l'organisme et de la transformer en un allié utile pour accomplir la tâche érotique qui consiste à conserver et à enrichir la vie. Si une théorie psychanalytique des instincts doit avoir les caractéristiques formelles exigées par Freud, si elle doit rattacher les conflits de la vie mentale à des conflits fondamentaux provoqués par «la dépense d'énergie exigée de l'esprit par suite de ses rapports avec le corps», on ne voit guère quel moyen trouver pour éviter la dualité finale des instincts de vie et de mort, postulée par Freud. Si l'on admet le principe d'une dualité, les arguments techniques, qui ont contraint Freud à abandonner une dualité en faveur d'une autre jusqu'à ce qu'il en vienne à son hypothèse finale nous paraîtront à la fois cohérents au point de vue logique et solidement basés sur des données empiriques. Les psychanalystes qui, après Freud, n'ont pas accepté la dualité vie-et-mort, n'ont pas été capables de proposer une autre solution. Ils se bornent à rejeter l'instinct de mort, dérivant ainsi dans un monisme instinctuel, à l'exemple de Jung, ou dans ce scepticisme, cette indifférence théorique, où se complaît le praticien-technicien. Les praticiens de la psychanalyse ont de bonnes raisons pour repousser la théorie finale de l'instinct énoncée par Freud. Cette théorie aboutit à un pessimisme en matière de thérapeutique et est par conséquent pire qu'inutile pour les thérapeutes. Freud lui-même a été incapable d'utiliser le concept de l'instinct de mort dans ses derniers écrits cliniques, à une importante exception près : dans l'essai intitulé "Analyse finie et infinie". Dans cet essai, il analyse les facteurs qui s'opposent à une guérison complète. Le pessimisme thérapeutique de Freud est basé sur son hypothèse de la lutte éternelle et implacable qui se livre entre la vie et la mort dans tout organisme, produisant chez l'être humain une «tendance spontanée au conflit» et se manifestant chez les névrosés sous forme d'une résistance inconsciente à la guérison, une sorte «d'entropie psychique». (Norman O. Brown, "Eros et Thanatos", Denoel, Paris, 1972, chapitre 7, "Dualisme des instincts et dialectique des instincts", pages 105-108)>>.


(h) Dans son interprétation du "Die Verneinung" (1925) de Freud, lors d'un séminaire (10 février 1954) de Jacques Lacan, le philosophe hegelien Jean Hippolyte opère un passage de la dualité à la dialectique. Freud voit dans les pulsions orales une genèse de la fonction de jugement. Jean Hippolyte décèle une genèse historique ou mythique, là où Freud prétend exposer un fait psychologique.


- Genèse de la fonction de jugement : <<Elle me paraît plus profonde en sa portée comme étant de l'ordre de l'histoire et du mythe (Jean Hyppolite, à propos du texte "Die Verneinung" de Freud)>>.


(i) Le passage de la dualité à la dialectique se joue sur les concepts de négation, d'aliénation et de dénégation.


(j) Mathématiques. La dualité est une relation entre deux systèmes, si bien que l'on peut passer de l'un à l'autre. Un problème mathématique admet un problème <dual>, quand il y a une manière inverse de le poser et de le résoudre. La dualité pourrait s'ajouter aux diverses symétries dans la "Théorie du Tout".


- <<Il règne dans l'air un fond d'excitation à peine contenu, l'enjeu étant la "Théorie du Tout", que les théoriciens croient à portée de main ("right around the corner"). Leur fantasme pourrait se résumer à ceci : la Théorie du Tout devrait se réduire à une unique équation, qu'il suffirait alors de résoudre. Un creuset qui devrait contenir, ensemble, trois dimensions d'espace et une de temps, avec des quarks, des électrons, et toutes les particules requises pour structurer tout cela; avec les étoiles et tout le tremblement, la gravité, les forces nucléaires et les forces électromagnétiques, pour tenir le tout ; plus bien entendu le Big Bang, dont tout découlerait. Les paradigmes principaux de la physique - incluant ceux de la mécanique quantique et de la théorie Einstenienne de la gravitation - seraient pris en compte, décrits et harmonieusement assemblés.

- Les concepts de la physique, tels que nous les connaissons aujourd'hui, apparaîtraient alors sous un jour totalement nouveau, au fur et à mesure que ce discours se structurerait et se déploierait, prédit Edward Witten, du Institute for Advanced Study of Princeton, New Jersey. ...

Cette prédiction avait aussi été formulée des décennies plus tôt lorsque la théorie des supercordes était apparue comme une possible "théorie du Tout". Les physiciens avaient alors bricolé (crafted) cette théorie dans l'idée que tout objet élémentaire pourrait être en fait une corde incroyablement ténue. On posait comme principe que les ondulations de telles cordes devaient en quelque sorte produire (yield) toutes les particules et les forces à l'oeuvre dans l'univers. Les cordes (segments ou boucles), dont la dimension caractéristique serait de 10 e-33 cm, la longueur de Planck, seraient susceptibles de vibrer selon différents modes, à la manière des cordes d'un violon, chaque mode de vibration correspondant à une énergie donnée. D'où un lien avec la mécanique quantique. Mais la théorie des cordes se trouva rapidement engagée dans une direction qui l'amena face à de formidables barrières mathématiques. On obtint alors cinq variantes de la théorie.

- Ca n'est vraiment pas esthétique d'avoir cinq théorie unifiées possibles, fait alors vivement remarquer Andrew Strominger, de l'Université de Californie, Santa Barbara. ...

Pire encore, ces théories possèdent chacune des milliers de solutions, dont la plupart ressemblent à tout sauf à l'univers connu. Quand on lui avait demandé en 1986 de résumer la Théorie du Tout en au plus sept mots, Sheldon L.Glashow, de l'Université de Harvard, avait donné la réponse suivante, passablement angoissante :

- Oh, Seigneur, pourquoi m'as-tu abandonné ? (Oh, Lord, why have you forsaken me ?) ...

Apparemment, il semble que Dieu ait entendu cet appel. Une nouvelle symétrie particulière, appelée Dualité, permettrait de lier toutes ces différentes cordes entre elles. Au delà, ce concept de dualité amènerait les physiciens à reconsidérer totalement leurs concepts de particules - ou de cordes. Les objets élémentaires semblent être constitués de la même manière que les particules qu'ils créent. Witten pense que non seulement la dualité nous conduira à la TOE (Theorie Of Everything : la Théorie du Tout) mais qu'elle expliquera de manière lumineuse pourquoi l'univers ressemble à ce qu'il est (why the universe is the way it is).

- Je pense que nous tenons là une explication de l'origine de la mécanique quantique, dit-il avec conviction.

Mais la théorie mathématique des cordes semble si complexe qu'il semble qu'elle ait largué derrière elle la grande majorité des physiciens et des mathématiciens. Aussi peu de critiques se font-elles entendre. En même temps, le monde revu et corrigé avec ce concept de dualité devient encore plus bizarre. Par exemple les cordes s'y transforment aisément en trous noirs, et vice-versa. Les dimensions additionnelles donnent naissance à de nouveaux mondes : en plus des cordes, d'autres objets comme des bulles et des membranes scintillent dans les couloirs du cosmos. Cette multitude des liens qui apparaîssent serait, pour les physiciens, le signe qu'on s'approche de cette TOE qu'on devrait alors être sur le point d'appréhender.

- C'est comme les arbres d'Aspen, dit Michael J. Duff, de l'Université du Texas. Cette réalité déploie ses racines profondément et nous n'en voyons que la partie émergée.

Une nouvelle symétrie. Le mot "dual", qui a rapidement remplacé le mot "super", usé jusqu'à la corde en matière de théorie des particules, possède différentes connotations pour les physiciens. D'une façon générale on dit que deux théories sont duales si, en dépit d'apparences différentes, elles conduisent aux mêmes prédictions physiques. Donnons un exemple classique. Supposons que nous échangions toutes les grandeurs électriques et magnétiques dans les équations de Maxwell. Il semble qu'on obtienne alors une théorie différente. Mais si, en plus des charges électriques, on suppose que le monde contient des charges magnétiques, des monopoles, alors les deux théories se rejoignent totalement, deviennent "duales". Plus spécifiquement, la dualité efface la différence existant entre particule élémentaire et objets composites. Le fait de considérer un objet comme une entité fondamentale ou comme un assemblage composite n'est plus qu'une question de point de vue. Des perspectives différentes peuvent ainsi rendre compte d'une même réalité physique. Le premier indice de dualité est apparu lorsque les physiciens se sont mis à travailler sur les théories quantiques des champs, théories qui décrivent les particules élémentaires comme des fonctions d'ondes déployées dans l'espace-temps. Dans la théorie des champs qu'on appelle la chromodynamique quantique, ou QCD (quantum chromodynamics) les quarks sont des particules élémentaires qui possèdent une charge, analogue à la charge électrique, appelée couleur. Cette charge de couleur fait que les quarks s'attirent très fortement les uns les autres en se combinant en paires ou en triplets pour donner des particules composites, comme les protons. Dans le monde qui nous est immédiatement accessible nous ne voyons par de particules dotées de charges magnétiques ou de couleur ? Mais en 1974 Gerard 't Hooft, de l'université d'Utrecht, Hollande, et Alexander Polyakov, du Landau Institute de Moscou, montrèrent comment les champs pouvaient configurer, nouer les quarks pour en faire des sortes de petites boules dotées d'une charges magnétique de couleur. De tels assemblages, que les spécialistes ont coutume de se représenter comme des sortes "d'oursins", de sphères hérissées de vecteurs, sont génériquement appelés solitons et se comportent comme des particules. Ainsi, une théorie des quarks fondée sur la couleur peut aussi impliquer l'existence de solitions possédant une charge magnétique de couleur, qu'on nomme aussi monopoles magnétiques. Les monopoles seraient des particules composites, issues des champs d'objets plus élémentaires : les quarks. En 1977 David Olive et Claus Montonen, travaillant au CERN de Genève, émirent l'hypothèse que les théories des champs mettant en jeu des couleurs pouvaient présenter des propriétés de dualité. Dans cette optique, au lieu de considérer que les quarks pouvaient être des objets élémentaires et les monopoles des particules composites ils pensèrent qu'on pourrait peut-être considérer les monopoles comme étant aussi des objets élémentaires. Ainsi, à l'inverse, pourrait-on partir d'une théorie des champs où l'objet de base serait le monopole et où des assemblages de monopoles donneraient alors des quarks, considérés comme des objets composites. Les deux approches devraient alors conduire au même résultat. La plupart des théoriciens étaient sceptiques. Ils pensaient que même si ce concept de dualité tenait la route, il serait extrêmement difficile à mettre en évidence. Les mathématiques de la QCD (chromodynamique quantique) sont extrêmement "hard" (le mot du texte) et il serait nécessaire de calculer deux ensembles de prédictions pour pouvoir opérer des comparaisons. Et Nathan Seiberg, de l'université de Rutgers, de remarquer "en physique il très rare que vous puissiez calculer quelque chose de manière exacte". Quoi qu'il en soit Ashoke Sen, de l'Institut Tata de Bombay montra en 1994 qu'on pouvait imaginer des situations où on pourrait tester avec précision ce concept de dualité. Ce genre de calcul emporta l'adhésion de la communauté des stringmen. Witten lui-même retourna complètement sa veste et, après avoir dit à tout le monde que c'était là une perte de temps se mit à déclarer qu'il s'agissait de la direction de recherche la plus importante, remarque Harvey, sarcastique. Witten, qui a ouvert plusieurs voies de recherches dans la théorie des particules durant les décennies passées est volontiers considéré comme le "pape" de la théorie des cordes par ses détracteurs. A cette époque Seilberg se mit à développer une méthode extrêmement commode, permettant de racourcir et de simplifier les calculs de QCD. Son travail était basé sur la supersymétrie. Le concept de supersymétrie revient à imaginer que pour chaque type de particule constituant la matière il doit exister une particule qui transmet la force, et vice-versa. Il resterait à démontrer la généralité de ce principe de symétrie dans la nature, mais les théoriciens se réfèrent fréquemment à lui, étant donnée la puissance de ce concept. En utilisant ce principe de supersymétrie Seilberg fut en mesure de construire l'interaction entre les particules. Lui et Witten parvinrent à montrer que les versions de la chromodynamique quantique qui incluaient la supersymétrie étaient duales. Ceci offre une conséquence bénéfique immédiate. Les calculs de QCD sont difficiles parce que les quarks interagissent très fortement, sont fortement couplés. Mais les monopoles interagissent faiblement et, avec eux, les calculs sont plus aisés. Ainsi la dualité permettrait aux théoriciens de concentrer leur attention sur les monopoles, tout en ayant du même coup les réponses aux questions qu'ils se posent pour la chromodynamique quantique. Et Harvey de commenter :

- Cela ressemble à un tour de magie et en fait, personne ne sait pourquoi cela marche.

Nantis de cet outil de la dualité, Seiberg et Witten réussirent à calculer avec pas mal de détails pourquoi on ne pouvait pas observer de quarks à l'état libre dans la nature, vérifiant ainsi un mécanisme proposé dans les années 70 par 't Hooft et Stanley Mandelstam de l'université de Berkeley, Californie. ...Bien sûr, toute la validité d'un tel travail repose sur l'hypothèse que la supersymétrie existe. (Madhusree Mukerjee, in Scientic American, janvier 1996, la traduction française est un document du web sur le site de Jean-Pierre Petit)>>.


(k) Voir A partir d'un mot. Aufhebung. Clivage de la pulsion. Dualité des mots. Duel. Fronde. Génération de l'Astrée. La personnalité narcissique. L'homme est un loup pour l'homme. Pulsion de mort. Pulsion de vie. Relation duelle. Soi grandiose.


(l) Lire "Alain Touraine".


Auteur. Hubert Houdoy le mercredi 21 Mai 2008



Explorer les sites. Réseau d'Activités à Distance. A partir d'un mot. Le Forez. Roche-en-Forez.



Consulter les blogs. Connaître le monde. Géologie politique.


Nota Bene. Les mots en gras sont tous définis sur le cédérom encyclopédique.