Fait troublant


(a) Un <fait troublant> est un événement (visuel, auditif ou autrement sensoriel) devant lequel le témoin ou le spectateur ne réussit pas à reconnaître le concept ou l'image de quelque chose de connu. La connaissance implique une reconnaissance.


(b) Le témoin d'un fait troublant peut douter de ses sensations ("qu'est ce qui m'arrive ?", "pince-moi !", "je rêve", "j'hallucine", "ça ne va pas !", "je deviens fou ?").


(c) Si vous doutez de vos sensation après avoir bu deux litres d'alcool, ce fait n'a rien de troublant. Il est fort probable que votre sens de la vision soit perturbé. Le fait s'est déjà produit (il y a très longtemps de cela, bien sûr, mais on en a gardé la mémoire). On peut considérer que ce fait est reproductible en laboratoire, même si les biologistes ont mieux à faire.


(d) Un fait troublant peut recevoir une explication.


- Si il fait très chaud dans un désert et que vous apercevez les images d'une ville lointaine, vous avez vu un mirage.


- Si votre cerveau souffre de la chaleur et tout votre corps d'un défaut d'hydratation, vous pouvez être la proie d'une hallucination visuelle.


- Si vous redescendez du Cervin et que vous voyez un spectre, il peut s'agir d'un halo, provoqué par la lumière du Soleil et par la vapeur d'eau, constitutive de l'humidité de l'atmosphère.


(e) Apprendre, même a posteriori, la cause d'un fait troublant, est une information rassurante. Il est bon de savoir que si on a souffert de l'onglée en montagne, c'est parce que l'isotherme était à moins 30 degrés Celsius. En ce sens, la connaissance est un vrai plaisir.


(f) Un fait scientifique (connu, répertorié, reproductible voire expliqué) a la propriété d'être rassurant, même s'il reste curieux et partiellement inexpliqué. C'est encore le cas pour une partie de la Physique quantique. Bien souvent, la mesure remplace l'explication. <<"Prédire n'est pas expliquer", René Thom, Entretiens avec Émile Noël, Paris, Flammarion, 1991)>>. De même, la cosmologie explique pourquoi la nuit est noire. Cela serait lié à l'expansion de l'Univers. Elle s'opère à une vitesse considérable par rapport à la vitesse de la lumière. Mais, curieusement, depuis le temps que cela dure, personne ne semblait trouver ce fait troublant. Une hypothèse (certes audacieuse) consiste à postuler que la nuit noire était déjà-là, avant qu'un individu de l'espèce humaine ne puisse se poser une question à son sujet. Le pré-humain ne se posait pas la question. Il y adaptait déjà son rythme de vie. La réponse précède la possibilité de la question. On peut constater que les hommes ne se posent pas de questions sur ce qui leur semble naturel (la guerre, la domination, la nuit noire). Est-ce bien naturel de ne pas se poser certaines questions ?


(g) Le fait le plus troublant est le fait pour lequel ni vous, ni personne, ni aucune encyclopédie ne donne d'explication claire. S'il est un domaine où la nature humaine a horreur du vide, c'est bien du vide d'explication. Un fait particulièrement troublant est la catastrophe naturelle (épidémie, éruption volcanique, raz de marée) ou la défaite militaire (Azincourt en 1415 ou Juin 1940).


(h) Le trouble psychologique provoqué par la survenue ou la répétition d'un fait troublant est tel que c'est une arme de déstabilisation et de harcèlement moral. Elle est volontiers utilisée par le pervers.


(i) Le psychisme humain a tendance à utiliser des mécanismes de défense pour se protéger du traumatisme que peut provoquer un fait troublant.


(j) Un mécanisme de défense consiste à nier le fait ou une partie du fait. Cohérence logique et pertinence factuelle sont volontiers sacrifiées à la fonction tranquilisante du mécanisme :


- "Ce n'est pas possible ! Mon fils ne se drogue pas, puisque c'est mon fils !"


- "Ce n'est pas mon mari qui embrasse sur la bouche ma meilleure amie. J'ai mal vu ! Tout s'est passé si vite !"


- "Le fils du voisin n'a pas été battu. Il a du faire une chute en patins à roulettes. Il est si maladroit qu'on aurait parfois envie de lui donner des claques !"


- "Les camps d'exterminations n'ont pas pu exister !"


(k) Un autre mécanisme de défense consiste à se fier aveuglément à l'opinion ou à la parole d'une autorité. On peut aussi s'enfermer dans un cercle d'auto-référence. Les ressources humaines ne manquent pas dans ce domaine.


- "Les OVNIs n'existent pas, puisque le dernier Prix Nobel de Physique dit qu'ils ne peuvent pas exister"


- "L'archipel du Goulag est une invention des capitalistes, puisque le chef de la cellule dit que c'est écrit dans l'Humanité".


- <<La France a forcément cessé ses essais nucléaires, puisqu'elle l'a annoncé officiellement au monde entier. Un Président de la République ne peut pas proférer de mensonge ni son successeur changer de pratique ! (Comme pour les lignes précédentes, ceci n'est pas une citation. Ce cas d'école est fabriqué de toutes pièces. Toute ressemblance avec une situation ...bla... bla... bla... serait purement fortuite)>>.


- "Le pape est infaillible. La preuve, c'est qu'il le dit lui-même !"


(l) Un autre mécanisme de défense consiste à trouver une explication à tout prix et à s'en satisfaire. Parmi les explications, celle qui désigne un responsable, un coupable ou un bouc émissaire semble particulièrement efficace. Ce fait, en lui-même, devrait être troublant !


- "Le Rainbow Warrior, c'est encore une invention des ecologistes et des journalistes pour vendre leur papier".


- "Un OVNI est la preuve qu'il existe des extra-terrestes !"


- "S'il y a la male mort dans tout le pays, c'est parce que les Juifs ont empoisonné les puits et les sources !"


- <<Sganarelle

Il faut voir de quoi est-ce qu'elle est malade.

Thibaut

Alle est malade d'hypocrisie, Monsieu.

Sganarelle

D'hypocrisie ?

Thibaut

Oui, c'est-à-dire qu'alle est enflée par tout ; et l'an dit que c'est quantité de sériosités qu'alle a dans le corps, et que son foie, son ventre, ou sa rate, comme vous voudrais l'appeler, au glieu de faire du sang, ne fait plus que de l'iau. Alle a, de deux jours l'un, la fièvre quotiguenne, avec des lassitules et des douleurs dans les mufles des jambes. On entend dans sa gorge des fleumes qui sont tout prêts à l'étouffer ; et par fois il lui prend des syncoles et des conversions, que je crayons qu'alle est passée. J'avons dans notre village un apothicaire, révérence parler, qui li a donné je ne sai combien d'histoires ; et il m'en coûte plus d'eune douzaine de bons écus en lavements, ne v's en déplaise, en apostumes qu'on li a fait prendre, en infections de jacinthe, et en portions cordales. Mais tout ça, comme dit l'autre, n'a été que de l'onguent miton mitaine. Il veloit li bailler d'eune certaine drogue que l'on appelle du vin amétile ; mais j'ai-s-eu peur, franchement, que ça l'envoyît à patres ; et l'an dit que ces gros médecins tuont je ne sai combien de monde avec cette invention-là.

(Molière, "Le Médecin malgré lui", 1666, Acte III, Scène II)>>.


(m) Le besoin d'explication à tout prix a suscité des vocations :


- <<Perrin

Monsieu, ma mère est malade ; et velà deux écus que je vous apportons pour nous bailler queuque remède.

Sganarelle

Ah ! je vous entends, vous. Voilà un garçon qui parle clairement, qui s'explique comme il faut. Vous dites que votre mère est malade d'hydropisie, qu'elle est enflée par tout le corps, qu'elle a la fièvre, avec des douleurs dans les jambes, et qu'il lui prend parfois des syncopes et des convulsions, c'est-à-dire des évanouissements ?

Perrin

Eh ! oui, Monsieu, c'est justement ça.

Sganarelle

J'ai compris d'abord vos paroles. Vous avez un père qui ne sait ce qu'il dit. Maintenant vous me demandez un remède ?

Perrin

Oui, Monsieu.

Sganarelle

Un remède pour la guérir ?

Perrin

C'est comme je l'entendons.

Sganarelle

Tenez, voilà un morceau de formage qu'il faut que vous lui fassiez prendre.

Perrin

Du fromage, Monsieu ?

Sganarelle

Oui, c'est un formage préparé, où il entre de l'or, du coral, et des perles, et quantité d'autres choses précieuses.

Perrin

Monsieu, je vous sommes bien obligés ; et j'allons li faire prendre ça tout à l'heure.

Sganarelle

Allez. Si elle meurt, ne manquez pas de la faire enterrer du mieux que vous pourrez.

(Molière, "Le Médecin malgré lui", 1666, Acte III, Scène II)>>.


(n) Le besoin d'autorité et d'explication à tout crin a suscité une certaine forme de division du travail, la division politique du travail entre prêtres, guerriers et producteurs. Il s'agit d'une forme de gestion du traumatisme collectif provoqué par des faits troublants ou dramatiques.


- Dans la Cathage encerclée, les prêtres sacrifient des enfants au dieu Baal-Moloch.


- A Athènes ou à Burdigala, on lutte contre la peste (réelle ou métaphorique) par la mise à mort rituelle d'un pharmakon.


- Une révolution remplace une domination par une autre.


(o) Ni le charlatanisme, ni la bévue, ni le déni, ni le clivage des représentations ni la division politique du travail ne résolvent véritablement le manque d'explication du fait troublant. Tous ces mécanismes de défense peuvent se ramener à deux grands types : la croyance et l'incroyance. On peut même les réduire à un seul modèle : la croyance peut être positive ou négative. Au croyant raëlien, qui invoque Elohim pour expliquer la vision d'un OVNI, le scientiste répondra par la négation de la vision et la discréditation du témoin. Au contraire de l'opérationalité d'une loi de la Physique (U=R*I), l'efficacité sociale d'un modèle d'intelligibilité ou topos ("Il n'y a pas de fumée sans feu", "Tel père, tel fils", "Toutes des salopes !", "Y a qu'à faire payer les riches !", "S'ils sont au chômage, c'est bien qu'ils ne veulent pas travailler !", "Tuez les tous, Dieu reconnaîtra les siens !", "Le travailleur américain est quatre fois plus productif que son concurrent étranger, c'est pourquoi le travail ne sera jamais soumis à une quelconque délocalisation", "Quand homme blanc couper beaucoup bois, hiver très rude !") n'est pas forcément un effet de sa pertinence.


(p) Quitte à devoir adopter la logique floue, la science ne peut persister à nier ou à réduire les faits troublants. La déontologie scientifique n'impose pas de produire des représentations totales ni totalitaires de la réalité, mais de tenir compte de la globalité des faits, confortables ou troublants. Le totalitarisme se manifeste autant par l'exclusion des faits (Lyssenko) que par celle des opposants.


(q) Ces pratiques relèvent d'une pensée du même. Une logique floue nous initiera à une pensée de la diversité. Ce n'est peut-être pas un hasard si le besoin mortifère de certitude de l'espèce Homo sapiens demens a poussé l'humanité à se morceler en une multitude d'ethnies qui se font la guerre. Chez les peuples sédentaires, la guerre conduit parfois à l'esclavage des nomades vaincus. Ce fut le cas pour Rome. Chez les cavaliers nomades, elle conduit souvent à l'extermination des sédentaires. C'est un fait troublant que pendant le nazisme, un peuple sédentaire se soit livré à l'extermination des nomades tziganes, roums et des Juifs errants.


(r) Homo sapiens ! L'opposition entre fait scientifique et fait troublant n'est pas simple. La négation ou l'exclusion peuvent concerner des faits historiques ("la solution finale du problème juif") ou des faits scientifiquement établis par des expérimentations rigoureuses et publiées.


- <<Toute une gamme d'inhibitions s'oppose à une éventuelle révolte et parvient à maintenir chacun au poste qui lui a été assigné. (Stanley Milgram, "Soumission à l'autorité", Calmann-Lévy, 1974, page 23)>>.


(s) Les forces inconscientes du déni s'exercent sur l'idée même de l'inhumanité de l'humain (camps d'extermination). Elles tendent à nier celle de la banalité du mal ("Eichmann à Jérusalem", 1963). Les expériences de Stanley Milgram sur la soumission à l'autorité ont fait l'objet d'un double déni, de fait et de droit.


(t) Selon Roger Nifle, la réalité est construite par l'homme, à partir du réel. Le fait troublant doit pousser à la formulation d'hypothèses et à l'invention de technologies ou d'expériences aptes à le tester.


- <<Face à ce qui correspond à des phénomènes encore inexpliqués, il faut à la fois multiplier les hypothèses, relatives aux causes et aux manifestations physiques de ces "entités-objets", et multiplier les recherches destinées à obtenir des instruments, soit de plus en plus complexes et lourds, soit éventuellement totalement nouveaux et légers, destinés à en apporter des vérifications expérimentales. Mais on se gardera de croire ou laisser croire qu'il existe des réalités en soi que serait l'énergie noire ou le multivers. S'il apparaissait que des dispositifs technologiques soient susceptibles d'exploiter à des fins pratiques cette énergie noire ou ces univers multiples supposés, on ne dirait pas que ces entités existaient avant l'homme et qu'elles ont été découvertes par lui. On se bornerait à dire, selon MCR [Méthode de Conceptualisation Relativisée], qu'il existait sans doute quelque chose avant l'intervention de l'homme, mais que c'est celui-ci qui a créé le dispositif conceptuel et instrumental adapté à notre univers et capable de tirer de ce quelque chose jusque là indicible, un sens et peut-être, à terme, un profit matériel. (Jean-Paul Baquiast, in "Automates Intelligents", Le programme pour une épistémologie formalisée de Mme Mioara Mugur-Schächter", document du web, http://www.automatesintelligents.com/echanges/2004/juin/mrc.html)>>.


(u) Référence :


- <<La théorie économique libérale est franchement bavarde lorsqu'il s'agit de vanter les mérites du libre-échange, seul capable selon elle d'optimiser la production et la consommation pour tous les habitants de la planète. Elle insiste sur la nécessité que chaque pays se spécialise dans la production des biens et des services pour laquelle il est le plus doué. Elle spécule ensuite à l'infini sur le caractère automatique des ajustements par le marché : de grands et magnifiques équilibres s'établissent entre production et consommation, entre importations et exportations, par l'intermédiaire de fluctuations dans la valeur des monnaies nationales. La scolastique économique perçoit, décrit, invente un monde idéal parfaitement symétrique, dans lequel chaque nation occupe une place équivalente et oeuvre pour le bien commun. Cette théorie, dont le germe a été isolé par Smith et Ricardo, est aujourd'hui cultivée et produite à 80 % dans les grandes universités américaines. Elle constitue, avec la musique et le cinéma, l'une des exportations culturelles majeures des États-Unis. Son degré d'adéquation à la réalité est de type hollywoodien, faible. Elle perd sa volubilité, devient même muette lorsqu'il s'agit d'expliquer le fait troublant que la globalisation n'est pas organisée par un principe de symétrie, mais d'asymétrie. Le monde, de plus en plus, produit pour que l'Amérique consomme. Aucun équilibre entre exportations et importations ne s'établit aux États-Unis. La nation autonome et surproductive de l'immédiat après-guerre est devenue le coeur d'un système, dans lequel elle a vocation à consommer plutôt qu'à produire. La liste des déficits commerciaux américains est impressionnante parce qu'elle comprend tous les pays importants du monde. (Emmanuel Todd, "Après l'Empire. Essai sur la décomposition du système américain", Gallimard, 2002, page 79)>>.


- <<Commençons par un fait troublant : en Europe, les seuls pays qui vont bien sont ceux où le partage profits/salaires ne s'est pas déformé. Depuis la fin (et même parfois le milieu) des années 1990, trois économies européennes - Royaume-Uni, Suède, Espagne - affichent des taux de croissance sensiblement supérieurs à celui observé en moyenne dans l'Union européenne. Et il ne s'agit pas d'un phénomène purement conjoncturel, puisque la tendance s'est installée depuis dix ans (sauf une petite parenthèse en 2001 en ce qui concerne la Suède). Bien sûr, les causes d'un tel écart de croissance sont plurielles. Citons pêle-mêle le faible niveau des taux d'intérêt réels en Espagne, une bonne spécialisation productive et un effort soutenu de recherche et développement (R & D) en Suède, la flexibilité du marché du travail au Royaume-Uni et en Suède, ou encore le développement des emplois de service en Espagne...(Patrick Artus et Marie-Paule Virard, "Le capitalisme est en train de s'autodétruire", éditions La Découverte, Cahiers libres, Paris, 2005, Chapitre 2, Dans le piège à croissance faible, page 31)>>.


(v) A propos de l'émigration, de la ségrégation ou de l'assimilation, Emmanuel Todd nous donne un bon exemple de ce que doit être le traitement scientifique véritable d'un fait troublant.


- <<De toutes les démocraties occidentales, la France est la seule dont la vie politique soit empoisonnée, depuis une dizaine d'années, par un parti d'extrême droite spécialisé dans la diabolisation de l'immigré. L'émergence et la persistance du Front national sont généralement interprétées comme un échec majeur pour la conception française de l'homme universel. Selon certains, l'apparition du lepénisme marquerait la fin d'une spécificité, une renonciation à l'universel. Selon d'autres, plus pessimistes encore, la montée de l'extrême droite, succédant sur longue période à l'épisode vichyste et à l'affaire Dreyfus, signifierait que la prétention française à incarner l'universel a toujours été abusive. Face à l'homme différent, venu d'un ailleurs géographique ou religieux, la France ne serait finalement capable que d'une banale intolérance. Cette argumentation pose un problème logique : dans la mesure où la virulence de l'extrême droite française est un phénomène unique, sans équivalent en Grande-Bretagne, en Allemagne ou aux États-Unis, pour s'en tenir aux plus importants des pays d'immigration, la France reste singulière, visiblement différente des autres nations dans son rapport à l'étranger, fût-ce pour le pire. Si l'on s'en tient à l'analyse politique des réactions à l'immigration, on doit donc aboutir à la conclusion d'une inversion de la position relative de la France sur une échelle de tolérance ou d'universalisme. Le pays de l'homme universel, qui déclara en 1791 l'émancipation des Juifs, serait aujourd'hui le plus fermé aux immigrés venus du Tiers-Monde. Une telle inversion peut paraître naturelle à ceux qui se représentent les sociétés comme capables de sauter d'un système de valeurs dans un autre, libres de toute pesanteur ou de tout principe d'inertie. Pour qui admet l'épaisseur temporelle des croyances et la continuité historique des sociétés, une telle inversion du meilleur au pire n'est pas du tout normale. Les scientifiques savent que l'analyse d'un fait bizarre, discordant, ouvre souvent la voie à une interprétation radicalement neuve. Le phénomène Front national pourrait bien être pour les sciences sociales l'un de ces faits étranges et révélateurs. Un examen sans préjugé de l'anomalie théorique constituée par l'extrême droite française des années 1984-1994 doit conduire à une réflexion sur les fondements anthropologiques des démocraties occidentales. Mais, pour cela, on doit élargir le champ de l'analyse, quitter le domaine de l'idéologie pure et cesser de parler dans l'abstrait des populations venues du Tiers-Monde. Les débats franco-français sur le droit ou le non-droit des immigrés à la différence n'évoquent en effet à peu près jamais le contenu objectif de cette différence. Si l'on veut comprendre le phénomène Front national et l'attitude des populations françaises face à l'immigration, il faut cesser d'opposer un Occidental « sans qualités » à un immigré « sans qualités », pour s'indigner de leurs conflits ou, presque aussi fréquemment, ne pas percevoir leur bonne entente. Une analyse anthropologique des systèmes de moeurs des populations immigrées, définissant des compatibilités et incompatibilités, permet de comprendre la signification des adaptations et des tensions. L'anthropologie face à l'idéologie. Les divers groupes immigrés venus du Tiers-Monde ne diffèrent pas seulement par l'apparence physique ou par l'étiquette religieuse. Chacun est porteur d'un système anthropologique spécifique dont le noyau central est la structure familiale, qui entraîne un mode de vie concret et sert de support à des croyances religieuses et idéologiques. Cette structure familiale peut être proche ou éloignée de celle de la société d'accueil. Elle définit une différence culturelle fondamentale. qui coïncide d'ailleurs rarement avec la différence physique, plus facile à percevoir. En France, les immigrés venus du Maghreb combinent une différence physique faible avec une différence familiale maximale, tandis que les immigrés « citoyens » venus des Antilles associent une différence physique forte à une différence familiale minimale. Au cœur du système familial, le statut de la femme, bas ou élevé, est essentiel. D'abord, parce qu'il définit en lui-même un aspect de l'existence sur lequel les peuples ne sont guère prêts à transiger. Ensuite, parce que l'échange des femmes est, lorsque deux groupes humains entrent en contact, un mécanisme anthropologique fondamental : s'il se produit, il implique une dynamique d'assimilation ; s'il est refusé, une trajectoire de ségrégation. Le taux d'exogamie, proportion de mariages réalisés par les immigrés, leurs enfants ou leurs petits-enfants avec des membres de la société d'accueil, est l'indicateur anthropologique ultime d'assimilation ou de ségrégation, qui peut opposer sa vérité à celle des indicateurs politiques et idéologiques. Une analyse en termes de structures familiales et d'échange matrimonial contraint à une vision simple du rapport interethnique parce qu'elle ne met en évidence que deux destins possibles pour les immigrés : l'assimilation et la ségrégation. Au-dessus d'un certain taux, l'échange de conjoints mène à une dispersion de la population immigrée dans la société d'accueil. Au-dessous de ce seuil, le refus de l'échange matrimonial assure au contraire la solidification d'un groupe enclavé. Seule l'assimilation doit être considérée comme un destin ultime. La ségrégation, qui perpétue un groupe minoritaire au sein d'une population hôte majoritaire, ne peut jamais être considérée comme une solution pour l'éternité. Elle laisse ouverte la possibilité d'une assimilation différée. Elle peut aussi déboucher, dans certaines sociétés et certains contextes de crise, sur des tentatives d'élimination du groupe minoritaire, enclavé parfois depuis des siècles. A la fin du XVe siècle, l'Espagne expulse ses Juifs. Entre 1933 et 1945, l'Allemagne tente d'exterminer les siens et ceux de toute l'Europe continentale. L'hypothèse d'une ségrégation à long terme de certains groupes immigrés ramène donc curieusement à l'analyse du destin des Juifs, qui incarnèrent pour le monde chrétien, des siècles durant, l'idée même de séparation. Les concepts de l'anthropologie sociale - structure familiale, statut de la femme, taux d'exogamie - imposent une vision réaliste du rapport interethnique parce qu'ils révèlent le caractère essentiellement vide de la problématique du droit ou du non-droit à la différence. Lorsque l'on se place au niveau de la structure familiale, la coexistence de certaines différences apparaît simplement inconcevable : les choix anthropologiques des sociétés fonctionnent le plus souvent sur un mode binaire, selon lequel les diverses règles sont mutuellement exclusives. Le statut de la femme ne peut être simultanément élevé et bas. Une règle d'héritage ne peut être à la fois égalitaire et inégalitaire. On ne peut en même temps interdire à un individu d'épouser sa cousine et l'obliger à épouser cette cousine. A l'échelle planétaire, la coexistence de valeurs antagonistes est possible. Sur un territoire donné, certains éléments culturels de base sont incompatibles. Le passage de l'idéologie à l'anthropologie réserve d'incessantes surprises parce qu'il implique un glissement de la représentation à la réalité du rapport interethnique et que les représentations, conscientes, sont souvent en contradiction avec les réalités, inconscientes. Ainsi, les sociétés occidentales qui affirment le plus explicitement leur tolérance idéologique à la différence humaine ne sont pas nécessairement celles qui acceptent le mieux les différences anthropologiques, comme on le verra dans le cas des États-Unis. En France, la force du vote d'extrême droite, signe idéologique d'intolérance, masque le niveau rapidement élevé des taux d'exogamie immigrés, signe anthropologique de tolérance. (Emmanuel Todd, "Le Destin des immigrés. Assimilation et ségrégation dans les démocraties occidentales", Seuil, 1994, pages 9-12, Introduction)>>.


(w) En somme, la bonne attitude en face d'un fait troublant est faite d'ouverture d'esprit, de sagacité, d'imagination et de sérendipité.


- <<Quand des scientifiques comme Walter Cannon ou Charles Darwin (petit-fils du théoricien de l'évolution) reprennent par la suite le terme <serendipity> pour désigner la découverte par hasard, ils ne manquent pas d'en pondérer l'aspect « accidentel » par la nécessité d'y être préparé, de savoir interpréter ce qu'on observe. Le sociologue Robert K. Merton, quant à lui, donne une autre définition de la serendipity (1953) : c'est l'observation d'une anomalie qui n'a pas été anticipée et qui peut être à l'origine d'une nouvelle théorie. Les faits surprenants ou aberrants ont un rôle déterminant parce qu'ils entrent en contradiction avec la théorie admise ou les faits déjà établis, et surtout parce qu'ils suscitent la curiosité du chercheur et l'incitent alors à « donner un sens au fait observé », à poursuivre son exploration, à élargir son cadre de référence. Le rôle attribué au fait surprenant renvoie bien à l'abduction. L'exemple suivant est significatif, car Merton décrit le processus, et les cas répertoriés de serendipity en science sont rarement décrits par leurs auteurs. Au cours de l'étude de l'organisation sociale d'un quartier résidentiel américain de 700 familles (Craftown), ouvrières pour la plupart, le groupe de sociologues dont Merton fait partie remarque qu'une large proportion des habitants sont affiliés à un plus grand nombre d'organisations civiques que dans les lieux où ils résidaient antérieurement. Incidemment, ils constatent également que le taux d'affiliation augmente chez les parents de jeunes enfants, ce qui ne cadre pas avec l'habitude qu'ont les parents dans ce cas-là d'être retenus chez eux et de participer beaucoup moins à la vie collective en dehors du foyer. Les parents expliquent ce comportement ainsi : il est facile de trouver des adolescents pour garder les enfants car il y en a plus que là où ils habitaient avant. Or c'est le contraire qui est constaté après vérification (il y en a moins). Après avoir constaté ce fait aberrant, les sociologues cherchent à l'expliquer, et le «mot de l'énigme» leur est fourni «fortuitement» par les nombreux entretiens avec les habitants. Les parents n'ont pas peur de laisser la maison à un jeune voisin parce qu'ils se connaissent tous. L'intimité entre les personnes engage à plus de confiance. (Sylvie Catellin, CNRS, "Sérendipité, abduction et recherche sur Internet", document du web)>>.


(x) Géologie et tectonique des plaques. Des traces de dinosaures, en Suisse, à 2 400 mètres d'altitude et même à 3 172 mètres. Les Dinosaures n'ont-ils pas disparu avant la formation des Alpes ?


- <<Le site des traces des dinosaures d'Emosson se trouve dans le vallon du Vieux-Emosson, à 2'400 m d'altitude, sur la commune de Finhaut (Valais, Suisse). Il a été découvert le 23 août 1976 par un géologue français G. Bronner. ... Plus de 800 empreintes ont été découvertes sur le site. Elles datent environ de 250 millions d'années. La dimension des traces varie entre 10 et 20 cm avec une profondeur de 5 cm. Les dinosaures du vieux-emosson étaient essentiellement des herbivores. La longueur moyenne de ces animaux étaient de 3 à 4 m pour un poids de 300 à 400 kilos. Le nombre d'espèces qui passèrent sur le site est estimée à 9. Pourquoi des traces de Dinosaures à 2400 m d'altitude ? Il y a plus de 200 millions d'années, la région où se trouve actuellement les Alpes faisait partie d'une vaste zone recouverte par une tranche d'eau plus ou moins importante où, durant des dizaines de milliers d'années des sédiments se sont accumulés. Ensuite, un mouvement de compression a fait disparaître l'océan alpin et les plaques continentales africaine et européenne se sont heurtées. A la suite de cette collision, la chaîne alpine a émergé et les roches déposées sous le niveau de la mer ont été exondées et portées à des altitudes considérables. ("Les dinosaures du Vieux-émosson", document du web)>>.


- <<Des sauropodes, les plus grands des reptiles, ont laissé leurs empreintes il y a 200 à 210 millions d'années sur le flanc du Corn da Tinizong, au sud du massif des Berguner Stocken, en Suisse. Les plus anciennes traces de dinosaures au monde ont été découvertes l'été dernier dans la région de l'Albula, au coeur des Alpes suisses. Des sauropodes, les plus grands des reptiles, ont laissé leurs empreintes il y a 200 à 210 millions d'années, soit avant la formation du massif alpin, a annoncé mercredi à Coire le Musée d'histoire naturelle des Grisons. Les empreintes spectaculaires ont été mises au jour par Rico Stecher, enseignant et paléontologue amateur. Elles se trouvent sur le flanc du Corn da Tinizong (3172 mètres), au sud du massif des Berguner Stocken, où il avait récemment découvert des os fossilisés de reptiles volants. Les scientifiques ont ainsi la preuve que ces dinosaures séjournaient dans cette région à cette époque lointaine. À l'origine, les empreintes se trouvaient au niveau de la mer sur des rochers qui, par la suite, ont été soulevés lors de la formation des Alpes. Ces traces sur un versant escarpé ne signifient donc pas que les dinosaures ont escaladé les montagnes, ont ironisé les paléontologues. Non loin du lieu de sa dernière découverte, Rico Stecher avait trouvé en 2006 des traces fossilisées d'un sauropode. L'été dernier, l'enseignant a visité la dalle rocheuse jouxtant le site en compagnie du paléontologue Christian Meyer, directeur du Musée d'histoire naturelle de Bâle. Ils avaient découvert d'autres empreintes de pas, ainsi que l'extrémité volumineuse d'un os de dinosaure. Peu après, un randonneur de Parpan, Andreas Niedermann, avait localisé une dalle proche du sommet du Piz Mitgels, couverte de grosses empreintes de dinosaures. L'analyse scientifique de cette découverte vient de commencer, mais les experts sont déjà certains d'avoir sous les yeux les plus anciennes traces de sauropodes jamais découvertes au monde. Ces empreintes de plusieurs sauropodes terrestres datent de différentes périodes du Trias. C'est la première fois que l'on trouve leurs traces dans une telle formation géologique, qui se trouvait habituellement sous l'eau. Cela montre qu'à certaines périodes, elle se trouvait parmi les terres émergées. Les musées d'histoire naturelle de Bâle et de Coire ont mis sur pied un important programme de recherche consacré à cette découverte. Les travaux vont durer plusieurs années. (Le mercredi 10 octobre 2007, "Les plus anciennes traces de dinosaures découvertes en Suisse", Associated Press, Coire, Suisse)>>.


(y) Voir Audible. Cerveau trompeur. Conjecture. Dicible. Dogme. Elohistique. Epistémologie. Expérience de l'exclusion. Faits. Faits et croyances. Hannah Arendt. Inaudible. Incroyable. Indicible. In vino veritas. Mal absolu. Raison et déraison. Refus de voir. Refus du réel. Réfutation. Sérendip. Tolérance. Vérité. Vérité et tolérance.


(z) Lire "Réalité Représentations". "Inclusion Exclusion".


* * *


Auteur. Hubert Houdoy Mis en ligne le Samedi 24 Mai 2008



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