Portrait d'Honoré d'Urfé


Les familles d'Urfé, de Lascaris et de Savoie


Par son père, Honoré d'Urfé appartient à une grande famille seigneuriale, les Raybe, installée sur les hauteurs du Forez vers 1130. Ils étaient alors les adversaires des comtes de Forez. C'est avec l'aide de Guichard III de Beaujeu qu'Arnoul Raybe fonde le donjon d'Urfé à Champoly. En riposte, Guy II de Forez érige le château de Cervières. Dès la seconde génération, vers 1190, Guy II réussit à s'inféoder une branche cadette de la famille, les Raybe de Saint-Marcel d'Urfé. Entre 1088 et 1444, dix Arnoul Raybe se succèdent à Champoly. Ils adoptent rapidement le patronyme d'Urfé. Leurs parents, ennemis, de Saint-Marcel préfèrent le prénom d'Itier et gardent le nom de Raybe. Vers 1272, le sixième Arnoul Raybe épouse Marguerite, la fille de Pierre de Marcilly. C'est ce mariage qui fait entrer dans la famille la Bastie de Saint-Etienne-le-Molard. Fils du huitième Arnoul d'Urfé, Guichard d'Urfé (1360-vers 1418) fut bailli de Forez, de 1409 à 1414, pour la duchesse Anne-Dauphine. Une légende, sans fondement, veut qu'il soit mort assassiné par les domestiques de son château, à Champoly. Plus tard, Pierre d'Urfé (1430-1508) participe à la Ligue du Bien Public de Charles le Téméraire, puis à toutes les révoltes féodales contre Louis XI. En 1480, il est au siège d'Otrante, contre les Turcs. En 1483, grâce au pape Alexandre VI, à Pierre de Beaujeu et Anne de France, il rentre en grâce auprès du roi Charles VIII. Claude d'Urfé (1501-1558), unique fils de Pierre d'Urfé et de sa seconde femme Antoinette de Beauvau, est le plus célèbre ancêtre d'Honoré. Il fut bailli de Forez, ambassadeur de François I er au concile de Trente, représentant d'Henri II auprès du Vatican, avant d'être gouverneur des enfants de France. Claude d'Urfé et Jeanne de Balsac ont eu six enfants : Jacques I er d'Urfé, 3 autres garçons (dont un Claude) et 2 filles. Jeanne mourut en 1542, à l'âge de 26 ans. Inconsolable, Claude lui fit dresser un mausolée à l'abbaye de Bonlieu et lui dédia la décoration de la chapelle de la Bastie. Son fils, Jacques d'Urfé, bailli de Forez, marié à Renée de Savoie, est le père de 12 enfants dont Anne (bailli de Forez) et Honoré d'Urfé.

L'histoire familiale, connue grâce à Flory du Vent, secrétaire et archiviste de la Bastie, se retrouve souvent dans les écrits d'Honoré d'Urfé. Dans "L'Astrée", Pierre d'Urfé, allié du duc de Bourgogne contre le roi de France, deviendra Alcippe, père de Céladon, au service du roi Phocion. De même, la haine entre les parents d'Astrée et de Céladon peut renvoyer à plusieurs situations vécues : le long conflit des Arnoul Raybe d'Urfé à Champoly et des Itier Raybe à Saint-Marcel d'Urfé ; mais aussi les difficultés d'Anne d'Urfé, leader de la Ligue des Catholiques en Forez, avec son beau-père, seigneur de Châteaumorand, connu pour être Protestant.


Par sa mère, Renée de Savoie, Honoré d'Urfé descend des Lascaris, une très ancienne famille impériale de Byzance. Proclamé empereur d'Orient (1195-1203) par l'armée, Alexis III Ange détrône et crève les yeux de son frère, l'empereur Isaac II Ange. Dans ces luttes byzantines, les barons de la 4 ème Croisade en profitent pour jouer leur propre carte. Gendre d'Alexis III Ange, Théodore Lascaris défend Constantinople contre les Latins. Après la prise de Constantinople par les croisés (1204), Théodore Lascaris fonde l'empire de Nicée (Lydie, Phrygie, mer Egée, Ephèse), sous le nom de Théodore I er Lascaris (1204-1222). Il capture son beau-père en Asie et l'enferme dans un monastère.

Gendre de Théodore I er Lascaris, Jean III Doukas Vatatzès lui succède de 1222 à 1254. Vainqueur des Latins (à Poimanénon, en 1224) et des Bulgares, il conquiert encore Andrinople, Thessalonique et l'Epire. Dans sa tentative de reconquête de la Crète et de Constantinople, il se heurte à l'opposition de Venise.

Fils de Jean III Doukas Vatatzès, Théodore II Lascaris est empereur de Nicée de 1254 à 1258. En 1255 et 1256, il reprend la Thrace aux Bulgares. Il est mort trop jeune pour transmettre l'empire à son fils, Jean IV Doukas Lascaris.

Le dernier empereur Lascaris, Jean IV Doukas, âgé de 8 ans, est renversé par le régent, Michel VIII Paléologue, en 1259.


Par son grand-père maternel, Honoré d'Urfé descend de la Maison de Savoie. Depuis longtemps, la famille de Savoie était présente dans les restes de l'empire d'Orient. Fille d'Amédée V (1249-1323), comte de Savoie (1285-1323), Anne de Savoie (1310-1359) épousa en 1326 l'empereur Andronic III. Plus tard, l'empereur (1347-1354) Jean VI Cantacuzène s'opposa à l'impératrice régente, Anne de Savoie, qui défendait les droits de son fils, Jean V Paléologue. En 1366, Amédée VI (1334-1383), "le comte vert" de Savoie (1343-1383), guerroya en Grèce, contre les Turcs, avec Jean V Paléologue. Anne Lascaris, fille de Jean-Antoine Lascaris (conte de Tende et de Vintimille), épousa René de Savoie. Claude de Savoie est leur petit-fils. Renée de Savoie, fille aînée de Claude de Savoie, épousa Jacques I er d'Urfé, en présence de la cour française, puisque Louise de Savoie était la mère de François I er.


Les enfants d'Urfé sont tiraillés par leurs origines. Renée de Savoie semble en imposer, par la naissance, à son mari. Il fait parfois figure de prince consort. Mort en octobre 1574 au château Marro, dans le comté de Nice, Jacques d'Urfé laisse ses enfants à la seule autorité de leur mère. Il faudra deux interventions du pape pour dégager certains de ses décisions. C'est probablement en réaction à cette <<mère plus qu'ourse cruelle (Honoré, "Sireine")>>, qu'Anne d'Urfé s'est inventé une généalogie germanique : <<C'est la généalogie de l'illustre maison et ancienne race des Urfez, anciennement dits Altorfs, puis Ulphes, Guelfe, Urfe et maintenant Urfé... L'an 750, Guarin ou Varin, duc en Suave au temps de Pépin le bref, fut Comte d'Altorfz. (Anne d'Urfé)>>. Dans la "Savoysiade", une épopée de Bérold, père d'Humbert-aux-Blanches-Mains, fondateur de la Maison de Savoie, Honoré d'Urfé reprend cette légende des Wulfe de Souabe. En rivalité amoureuse avec son frère Anne et en opposition religieuse au prince protestant Henri de Navarre, Honoré d'Urfé cherche souvent appui et refuge dans sa famille de Savoie. Il sait s'y faire apprécier et se rendre utile. Henri IV avait promis sa fille aînée, Madame Elisabeth, à Victor-Amédée, prince de Piémont. Après le crime de Ravaillac, Marie de Médicis charge Honoré d'Urfé de la délicate mission d'expliquer au duc de Savoie que l'alliance, politique et matrimoniale, sera maintenant tournée vers l'Espagne. Louis XIII épouse Anne d'Autriche (1615) et Victor-Amédée épouse Marie-Christine de France (1619). Or, la situation diplomatique et militaire de la Maison de Savoie est particulièrement instable, entre la France, l'Espagne et l'Italie.


Charles III le Bon (1486-1553), duc de Savoie (1504-1553) est l'oncle de François I er et le beau-frère de Charles Quint. François I er le dépouille de ses états, sauf Nice, en 1544. La fidélité familiale se disperse. Fils de Charles III, Emmanuel-Philibert (1528-1580), dit Tête de Fer, se range du côté de Charles-Quint. En 1553, il commande l'armée impériale. Mais, à la même date, Jacques de Savoie (1531-1585) comte de Genevois, duc de Nemours, combat Charles-Quint à Metz. C'est le fils de Jacques, Charles Emmanuel de Savoie (1567-1595), duc de Nemours, gouverneur du Lyonnais, que servira fidèlement Honoré d'Urfé jusqu'en 1595. Le 23 mai 1554, à Compiègne, devant le roi et la cour, Jacques I er d'Urfé épouse Renée Lascaris de Savoie. Anne d'Urfé naît en 1555. En 1557, Emmanuel-Philibert bat les Français à Saint-Quentin. En 1559, avec la paix de Cateau-Cambrésis, il épouse Marguerite de France, fille de François I er et récupère les états de Savoie. Charles-Emmanuel I er (1562-1630), dit le Grand, duc de Savoie (1580-1630), s'allie tantôt à la France, tantôt à l'Espagne. Honoré d'Urfé naît en 1567. En 1595, à la mort du duc de Nemours, il passe au service du duc de Savoie. En 1601, par le traité de Lyon, le duc de Savoie cède à la France la Bresse, le Bugey, le pays de Gex et le Valromey (dont Honoré est marquis et dont Louis XIII fera un duché). Le duc de Savoie obtient le marquisat de Saluces. Son alliance avec l'Espagne lui vaut l'invasion de ses états par la France. A l'instigation de l'Espagne, en juillet-août 1620, les catholiques de la Valteline massacrent les protestants. La France aide alors les protestants et les ligues grisonnes. De 1621 à 1639, la Valteline est occupée tantôt par les français, tantôt par les espagnols. C'est au cours de cette guerre, lors d'une campagne de Charles-Emmanuel de Savoie contre la république de Gênes, qu'Honoré d'Urfé, blessé, meurt de pneumonie, à Villefranche-sur-Mer, en 1625. Sa vie privée n'aura pas été plus simple que la vie politique et religieuse de son temps.


Homme de guerre


Mort dans le conflit de la Valteline, Honoré d'Urfé est un homme de guerre. Il participa aux Guerres de Religion. En août 1589, Henri III est assassiné par le moine Jacques Clément. Les prétentions au trône d'Henri de Navarre provoquent le renforcement de la Ligue des Catholiques, constituée en 1576 par le duc de Guise. En 1590, Honoré d'Urfé s'engage farouchement dans la Ligue, aux côtés de Charles-Emmanuel de Savoie, gouverneur du Lyonnais, duc de Nemours. Malgré quelques difficultés, il le servira jusque à la mort de celui-ci, en 1595. Honoré se distingue par la prise d'Essalois (1590) et celle de Villerest (1594). L'homme de guerre, assiégeant ou défenseur de places fortes, se manifestera dans l'homme de lettres : <<Marcilly est situé de telle sorte que du côté de Montverdun et d'Isoure, il a la plaine, et de Couzan, les montagnes. Il est vrai que le château, qui est sur l'un des bouts de la ville, lui sert de rempart très assuré du côté de la montagne, étant de telle sorte élevé que l'accès de ce côté-là est impossible, car, outre que le rocher sur lequel il est assis est escarpé comme une très profonde muraille, encore un torrent qui passe entre la montagne et le château, et qui lui sert de fossé, le rend du tout inaccessible. Les avenues de tous les autres endroits sont très belles : il est vrai que les fossés y sont profonds, et les murailles bien flanquées de tours assez voisines. (L'Astrée)>>.

Mais la guerre n'est jamais simple. A Villerest, une tragique méprise provoque la mort de son frère, Antoine d'Urfé, écrivain, abbé de la Chaise-Dieu, évêque de Saint-Flour. On change parfois de camp. Le 25 juillet 1593, à Saint-Denis, Henri de Navarre abjure le protestantisme ("Paris vaut bien une messe"). Anne d'Urfé rejoint le camp des "royalistes". Henri IV le nomme lieutenant général de Forez. Pour la Ligue, le duc de Nemours donne à Honoré l'ancien commandement de son frère aîné. Anne d'Urfé donne sa démission à Henri IV. Il cherche à reprendre les responsabilités confiées à son frère. Anne aurait envisagé de <<sortir son frère des places qu'il a occupées et lui donner quelque somme d'argent pour l'éloigner de ce pays>>. C'est ce qu'écrit Pomponne de Bellièvre, à Henri IV, le 14 septembre 1594. En février 1595, à Feurs, puis en septembre, à Montbrison, Honoré d'Urfé se retrouve deux fois en prison, par suite de traîtrises. C'est Diane de Châteaumorand, épouse d'Anne, qui paye la rançon d'Honoré aux "royalistes". En même temps, le duc de Nemours est arrêté par un autre forézien, l'archevêque de Lyon, Pierre d'Apinac. En prison, Honoré rédige des lettres à un correspondant imaginaire et bienveillant, Agathon. "Les Epîtres Morales" seront publiées en 1598. Honoré d'Urfé y confie sa rancœur, sa peine (mort du duc de Nemours, le 15 août 1595), ses espoirs de vengeance. A dessein, pour brouiller les pistes, il mélange les deux trahisons, celle d'Anne d'Urfé (cité par Ronsard, détaché de Diane) et celle de celui qui livra Vienne à Montmorency : <<Il reste de satisfaire au désir qu'à l'aventure tu auras, de savoir qui est celui dont je plains la perfidie, saches que c'est une personne qui a pensé "pour se mettre en honneur de se prendre à Ronsard" : et qui se voyant inconnu, a cru que brûler le Temple de Diane le ferait renommer. Que cela te suffise, attendant que mon épée t'en rende plus claire connaissance. Car c'est d'elle, et non pas de cette plume qui m'a été donnée en partage pour marquer mes ennemis. (épître au lecteur)>>. Il utilisera sa plume et son épée, pour régler ses comptes.

Plus tard, dans "L'Astrée", le méchant Polemas peut emprunter les traits de nombre de personnages. Polemas est ambitieux. Le duc de Nemours lui-même n'a-t-il pas attaqué Sury et Saint-Romain, à son propre profit, contre les frères d'Urfé ? Polemas est traître à sa reine. Le chevalier de Dizimieu, au service du duc de Nemours, le trahit en livrant la ville de Vienne à Henri IV. On pense qu'il est le traître qui provoqua l'emprisonnement d'Honoré d'Urfé à Montbrison. En 1597, Dizimieu fut blessé en duel par un <<chevalier de Malte qui fut au duc de Nemours>>, probablement Honoré d'Urfé. Polemas se heurte à une femme vaniteuse. En 1613, le comte de Saint-Gérand, gouverneur du Bourbonnais, fit enterrer sa grand-mère, Jacqueline de Changy, dans l'église de Saint-Martin d'Estreaux. Diane de Châteaumorand fit détruire les colonnettes du tombeau. Elle le jugeait trop monumental et injurieux à sa gloire de dame du lieu. Le comte de Saint-Gérand, seigneur de Lalière, vint faire une démonstration de force à Châteaumorand et à Saint-Martin d'Estreaux. Honoré d'Urfé était alors à la cour de France. Sa séparation à l'amiable d'avec Diane eût lieu peu après. Mais Honoré a pu se venger, dans ses brouillons de l'Astrée, en chargeant Polémas des traits du seigneur de Lalière. La paix n'est-elle pas la continuation de la guerre par d'autres moyens ?

Si le Forez de L'Astrée est un paradis, ce n'est pas une utopie sociale. Honoré d'Urfé ne remet pas en cause les trois ordres (Clergé, Noblesse, Tiers-Etat) ni la monarchie. C'est tout juste s'il oppose quelques bons (Mérovée) à de mauvais rois (Alaric, Childéric). D'autant que la véritable tyrannie est celle qui règne dans les cœurs. Les bergers du Lignon n'auraient rien eu à envier à l'âge d'or <<si Amour leur eût aussi bien permis de conserver leur félicité que le Ciel leur en avait été véritablement prodigue. Mais, endormis en leur repos, ils se soumirent à ce flatteur, qui, tôt après, changea son autorité en tyrannie. (dès les premières pages de L'Astrée)>>. A l'imitation des stoïciens antiques, les vraies victoires sont toujours à gagner sur soi-même : <<Telles paroles sont indignes du courage d'Agathon et de celui qui est nourri dans le sein de Pythagoras, de Platon, de Sénèque, de Plutarque et de tant d'autres grands personnages. (Epîtres Morales)>>.


Homme d'amour


Secret de polichinelle : Diane de Chateaumorand, la jeune femme d'Anne d'Urfé, est le grand amour d'Honoré d'Urfé. Mais il n'a que 7 ou 8 ans quand elle devient sa belle-sœur. Par décision maternelle, Honoré devient Chevalier de Malte et fait des études au collège de Tournon. A 16 ans, il revient à la Bastie d'Urfé. Il séjourne à Montbrison dont Anne, bailli de Forez, est capitaine châtelain. C'est probablement à cet âge qu'il tombe amoureux de la belle-sœur que son mari délaisse. De 1584 (la fin de ses études) à 1590 (son engagement dans la Ligue), sa biographie est mystérieuse. Restent des indices dans ses écrits. Ses "Epîtres Morales" évoquent des années difficiles. Il ne semble pas qu'Honoré ait fréquenté la Commanderie de Saint-Jean-des-Prés à Montbrison, qui, depuis la dissolution de l'ordre des Templiers, dépendait de l'ordre de Rhodes ou de Malte. Les aventures de Céladon, qui transposent la vie d'Honoré, laissent supposer une fugue (Chalmazel, Cervières ?) quand on veut lui faire épouser Malthée (pour Malte) alors qu'il aime Astrée (pour Diane). Dans ces circonstances, Jean Papon fut sûrement un bon conseil, pour les deux frères. Il évoque des faits identiques dans ses traités de jurisprudence. Avant sa mort (1590), Jean Papon semble avoir discuté avec Honoré de ses projets d'écriture. Dans "Le Sireine", achevé le 24 novembre 1596 et publié en 1604, Honoré d'Urfé décrit l'amour impossible de Sireine pour Diane. Les noms des héros sont empruntés à la Diana de Jorge de Montemayor. On suppose que, par un voyage en Italie, son frère et sa mère ont éloigné Honoré de Diane.

- <<Juge combien peut contre tous,

D'une mère l'âpre courroux,

Et la violence d'un frère. (Honoré d'Urfé, Le Sireine)>>.

Puis viennent la mort de la mère (1487), les combats de la Ligue (1490) et les trahisons finales (1595). Les édits de pacification d'Henri IV apaisent le Forez. Ils apportent aussi un semblant d'ordre dans la famille d'Urfé.

Entre 1599 et 1600, Anne d'Urfé fait annuler son mariage avec Diane de Châteaumorand pour dol (pression familiale) et non-consommation : Diane n'a pas 10 ans quand, le 22 octobre 1571, est signé le contrat de son mariage avec Anne d'Urfé (alors âgé de 16 ans). Le mariage fut célébré en 1574. Diane n'avait que 13 ans. Libéré du mariage et de ses charges politiques, Anne d'Urfé rentre dans les ordres. Il célèbre sa première messe à Saint-Just-en-Chevalet. Il sera prieur de Montverdun, chanoine de Notre-Dame-d'Espérance à Montbrison et chanoine-comte de Lyon. Il continuera d'écrire des poèmes à la Carite, l'amour de son enfance, Marguerite Gaste de Lupé.

Dans le même temps, Honoré d'Urfé est libéré de ses vœux monastiques dans l'Ordre de Malte. Il épouse Diane de Châteaumorand le 15 février 1600. Le couple vivra à Saint-Martin-d'Estreaux, à la Bastie, à Paris (1608-1610) et à Virieux-le-Grand, dans le Bugey. Mais ce mariage aussi sera sans postérité. Comme la déesse dont elle porte le nom (Artémis, la vierge farouche qui fait dévorer Actéon par ses chiens), Diane semblait refuser "le commerce des hommes". Vers 1613, les époux se séparent, à l'amiable. Plutôt que de se confronter à la réalité de la vie commune, ils semblent avoir préféré cultiver l'idée de l'Amour. C'est l'amour de l'absence, qui permet à la raison de prendre le dessus quand les sens sont moins sollicités :

- <<Tant y a que celui véritablement n'a point aimé, qui n'augmente son affection, étant éloigné de ce qu'il aime. (Silvandre, dans L'Astrée)>>.

- <<Que si l'amour s'augmente par la connaissance de la perfection aimée, puisque nous l'avons beaucoup plus grande étant absents, c'est sans difficulté que nous aimons davantage éloignés que présents. (Silvandre, dans L'Astrée)>>.

De fait, tout l'œuvre d'Honoré d'Urfé est consacré à ce thème. L'amour, la beauté et Dieu sont inséparables pour Honoré d'Urfé comme pour Platon ou Marcile Ficin ("Commentaire sur la Banquet de Platon"). L'amour est <<un désir de beauté, la beauté et la bonté se confondent ensemble : car rien ne peut être beau, qui ne soit bon ; ni bon, qui ne soit beau, ainsi que Platon nous enseigne dans le Sympose. Or la bonté c'est Dieu : car Dieu est seul bon, lequel ne se pouvant diviser, il s'ensuit que désirer la bonté, c'est désirer Dieu. (Honoré d'Urfé, Epîtres Morales)>>.

Dans L'Astrée, la même idée sera transposée par Silvandre, en terme gréco-druidiques. Eros, qui unit Gaia et Ouranos, devient Tautatès.

- <<Amour que nos sages druides estiment être le grand Tautatès, que ceux qui enseignent dans les écoles des Massiliens disent être le premier des dieux qui sortit hors du chaos, après avoir ôté la confusion et le désordre de cette inutile et lourde masse, et séparé les choses mortelles des immortelles, voulut éclairer dessus toutes, et en les éclairant leur donner la vie et la perfection. (Silvandre, dans L'Astrée)>>.

Mais la beauté du corps ne va pas sans la beauté de l'âme. Et réciproquement : <<J'avoue que si j'y pouvait être et de la pensée et du corps, je serais encore plus content. (Silvandre à Phillis, dans L'Astrée)>>. Et, pour savoir enfin qui, de Thamire et de Calidon l'aime vraiment, Célidée en vient à se défigurer le visage avec un diamant. Elle saura alors que seul Thamire était sensible à la beauté de son âme. <<Là où le corps est vraiment beau sans que l'âme soit belle, nous l'aimerons à peine et superficiellement, comme une ombre et une image fragile de la beauté. Si l'âme seule est belle, nous aimerons ardemment cette immuable beauté de l'âme. Mais si l'une et l'autre beautése conjuguent, nous l'admirerons encore davantage. (Marcile Ficin, "Commentaire sur le banquet de Platon")>>.

Céladon est prêt à se sacrifier aux rigueurs d'Astrée, à rester loin de sa vue si elle le lui ordonne. Hylas, quant à lui, ne cherche que l'amour des corps. Ce sont deux écueils de l'amour, car <<le désir se nourrit de l'espérance, et des faveurs. Or tout ainsi que la mèche de l'amour s'éteint quand l'huile fait défaut, de même le désir meurt, lorsque sa nourriture lui est ôtée ; voilà pourquoi nous voyons tant d'amours qui se changent, les unes par trop, et les autres par trop peu de faveurs. (Adamas à Léonide)>>.

Pour les lecteurs du XVII ème siècle, cela ne fait pas de doute : l'amour de Céladon pour Astrée est celui d'Honoré d'Urfé pour Diane de Châteaumorand. Cette lettre d'Astrée à Céladon pourrait bien être un autoportrait de Diane de Châteaumorand : <<Je suis soupçonneuse, je suis jalouse, je suis difficile à gagner, et facile à perdre, et puis aisée à offenser et très malaisée à rapaiser. Le moindre doute est en moi une assurance : il faut que mes volontés soient des destinées, mes opinions des raisons, et mes commandements des lois inviolables. (L'Astrée, Partie I, Livre III)>>.


Homme de lettres


Chez Honoré d'Urfé, l'homme de guerre et l'homme d'amour cherchent à se concilier dans homme de lettres. L'histoire, l'art, la littérature, il est tombé dedans quand il était petit. La Bastie d'Urfé était un lieu de culture. Pour être le plus connu, Honoré d'Urfé n'est pas le seul écrivain de la famille. Son frère aîné, Anne d'Urfé, avait reçu des compliments de Ronsard pour ses poèmes : <<Poursuis donc, ô d'Urfé, car ou je me déçois ou France ne verra de longtemps après toi aucun qui joigne mieux les armes et les muses.>>. Il faut dire que le jeune homme était le filleul du richissime Anne de Montmorency. Plus tard, Anne écrira, dans une dédicace : <<Afin que vous ne soyez trompé par le nom, il m'a semblé que je vous dois faire entendre qu'à sa mort notre Père nous laissa cinq frères dont nous sommes trois qui nous délectâmes à mettre par écrit.>>. C'est Loïs Papon, prieur de Marcilly, auteur de la Pastorelle et fils de Jean Papon, qui enseigna la poésie au frère aîné. Le troisième écrivain est Antoine d'Urfé (1571-1594), abbé de la Chaise-Dieu, auteur d'un dialogue sur l'Honneur et d'un autre sur la Vaillance.

Dès son enfance, Honoré a beaucoup appris en écoutant les conversations des adultes, puissants et lettrés, qui fréquentaient le château. Il met dans la bouche de la nymphe Galathée, fille d'Amasis et de Pimandre, cette découverte du passé forézien : <<les plus savants druides lui en discouraient d'ordinaire durant les repas, et moi qui étais presque toujours à ses côtés, en retenais ce qui me plaisait le plus.>>

Aux oeuvres rapportées d'Italie par Claude d'Urfé, s'ajoute la culture italienne de Renée de Savoie. De plus, Honoré a passablement voyagé, de Forez en Savoie. Une sœur d'Honoré est mariée à un prince italien, à Parme. On ne sait pas si Honoré, chevalier de Malte, est allé à La Valette. Mais le récit des aventures de Céladon laisse supposer qu'après la fin de ses études (1584), il a fait le voyage de Rome. Son séjour en Italie a pu se prolonger jusqu'à la mort de sa mère, à Parme, en 1587.

Aux voyages s'ajoutent les lectures. A la Bastie, la bibliothèque de Claude d'Urfé contenait plus de 4 600 livres. Facilitée par un tel contexte, l'œuvre d'Honoré est précoce et importante : la Triomphante Entrée de Magdeleine de la Rochefoucauld (1583), les Épîtres Morales (1598 à 1608), le Sireine (1604), la Savoysiade (jamais publiée), le Jugement sur l'Amadéide (14 décembre 1618, lettre de 16 pages, sur l'épopée, à Charles-Emmanuel de Savoie), L'Astrée (écrite de 1607 à 1627, terminée, après sa mort, par son secrétaire Balthazar Baro) et la Sylvanire (Privilège de publication daté du 12 avril 1625).

Honoré commence la Savoysiade dès son exil à Senoy. Le premier livre était fini le 25 août 1599. En 1606, l'épopée comptait neuf chants. En 1615, pour devancer toute concurrence, Honoré d'Urfé adresse une copie hâtive au duc de Savoie. Par un décret du 8 septembre 1615, Charles-Emmanuel le Grand lui accorde une pension annuelle de 2 000 ducats. De fait, la Savoysiade est une épopée en vers, en l'honneur de la famille de Savoie. Comme son frère Anne, Honoré d'Urfé en profite pour s'inventer des ancêtres prestigieux. Vuelfe (d'où dériverait Urfé) serait un compagnon du comte Humbert aux Blanches Mains, le fondateur de la Maison de Savoie.

En Forez, en Savoie, en Italie, Honoré d'Urfé a connu de nombreuses oeuvres d'art. Son goût pour l'analyse psychologique se combine avec un vrai talent de critique d'art. Dans la première partie de l'Astrée, Honoré d'Urfé nous raconte les amours de Damon et de Fortune, contrariés par Mandrague. Au lieu d'utiliser la narration, il fait la description d'une galerie de tableaux contenue dans leur tombeau. Il fera de même à Goutelas, chez le druide Adamas. Les amours de Placidie et Eudoxe sont encore évoquées par des tableaux.


Homme de foi


Honoré d'Urfé a été formé (1575-1583) au collège des Jésuites de Tournon, selon les idées du Concile de Trente auquel participa son grand-père Claude d'Urfé. Le fait qu'il fut chevalier de Malte n'est pas une preuve de sa foi, puisque cet engagement lui fut imposé par sa mère, avant l'âge requis et sans respecter les règles. Dès avant la mort de sa mère (Parme, 1587), il dut parler de faire annuler ses vœux, puisque Anne d'Urfé l'accusa d'avoir, par son comportement, hâté le décès de sa mère. Sur une intervention du pape Clément VIII, en 1592, Honoré sera libéré de ses vœux le 28 juin 1599. Mais c'est bien par conviction catholique qu'Honoré d'Urfé s'inscrit (1590) dans les rangs de la Ligue, sous les ordres de Charles-Emmanuel de Savoie, duc de Nemours. C'est comme homme de foi qu'il se montre homme de guerre. A cela se combinent d'autres motivations. Ses tourments d'amour lui donneront plus de fougue et de pugnacité. Il sera jusqu'au-boutiste. Contre ses frères Anne et Jacques, mais comme le duc de Nemours, il ne se contente pas du sacre d'Henri IV à Chartes, au sein de l'église de France (gallicanisme). Après les bulles de Sixte-Quint (5 septembre 1585) et de Grégoire XIV, Honoré d'Urfé attend la décision du Pape. Cette absolution et cette levée de l'excommunication arrive le 30 août 1595. Honoré d'Urfé explique alors que le duc de Nemours, mort entre temps, n'a pas combattu par ambition personnelle mais au nom de l'Eglise Romaine :

- <<Et il est très véritable, ami Agathon, que par ce moyen ce grand Prince ne laissa personne en doute, que ce fut ce saint dessein du service de Dieu, qui l'eût armé en ces dernières guerres. (Epîtres Morales)>>.

Peut-être se rassure-t-il aussi sur son propre acharnement. Toujours est-il que combat pour le dogme catholique se poursuivra dans ses écrits. Déjà, dans la Savoysiade, en pleine banquet de Bérold et d'Anne Lascaris, Honoré d'Urfé place un chant en l'honneur de la Sainte Trinité :

<<Dieu, dans son unité, immobile infini,

Qui par son être seul a l'univers fini,

Etre libre en vouloir, comme souverain maître,

En soi n'a rendu qu'un VOULOIR, ENTENDRE et ETRE,

Commençant en soi même et en soi finissant. (Savoysiade)>>.

Plus tard, toujours en Savoie, Honoré d'Urfé sera proche de saint François de Sales (1567-1622). Sa foi s'exprimera encore dans L'Astrée. <<A vrai dire, rares sont les passages de l'œuvre d'Honoré d'Urfé qui reflètent la pensée chrétienne de l'auteur. Sa vie seule en est une illustration. Nous découvrons l'amour de la gloire, le culte de la volonté, le goût pour l'émulation et la vertu, un esprit pétri sur le modèle de l'âme antique. Et ceci qui nous est surtout sensible dans Les Epîtres Morales se révèle aussi dans L'Astrée où se dessine une pensée néo-stoïcienne. (Maxime Gaume, Les Inspirations... d'Honoré d'Urfé)>>.

Pour ces hommes de la Renaissance, que furent Claude d'Urfé et son petit-fils Honoré, la réflexion intellectuelle ne se sépare pas de la contemplation d'un dieu d'amour. Connaître le monde, c'est aimer Dieu. Mais, s'adressant à des sceptiques, Honoré d'Urfé cite le moins possible les Saintes Ecritures. Il préfère citer ou paraphraser les auteurs de l'Antiquité. Comme Pic de la Mirandole, il reprend la distinction d'Aristote ("Traité du Ciel") entre mouvement linéaire et mouvement circulaire (plus tard reprise par Hegel et Marx). D'où le cadre historique de L'Astrée. Les plafonds du château de la Bastie d'Urfé portent la devise : "Plus que cela". Au palais d'Isoure, Céladon admire un tableau représentant Ganymède. L'enfant ne semble pas subir un enlèvement. Il caresse même la tête de l'aigle. Dans une lecture néo-platonicienne de mythe grec, Ganymède représente l'esprit humain emporté, par l'aigle de Zeus, jusqu'à la contemplation de son Dieu. La soumission de Céladon aux ordres de sa maîtresse Astrée est l'image de l'obéissance du chrétien à son Dieu. Dans cette relecture optimiste des mythes, même le portrait de Cronos dévorant ses enfants est vu comme un éternel retour du temps. Comme l'eau du Lignon qui s'écoule perpétuellement, la fortune <<refait ce que peu auparavant elle a défait (Epîtres Morales, I, 2,9)>>.

Certes, Honoré ne se lance pas dans des démonstrations théologiques. Il valait mieux rester prudent sur ce thème. Catholiques et Protestants avaient le bûcher facile. Michel Servet fut brûlé vif en 1553. Mais, dans L'Astrée, toute la religion druidique est tirée du côté du dogme catholique. Ainsi en est-il de la délicate question des relations entre le Père, le Fils et l'Esprit-Saint. Les images bucoliques sont mises au service de la démonstration. Du milieu de l'autel du temple d'Astrée, <<sortait un gros chêne qui, se poussant un pied par dessus les gazons avec un tronc seulement, se séparait en trois branches d'une égale grosseur, et se haussant de cette sorte plus de quatre pieds, ces branches venaient d'elles-mêmes à se remettre ensemble et n'en faisaient plus qu'une qui s'élevait plus haut qu'un arbre de tout ce bocage sacré. ("L'Astrée")>>. Nous avons une transposition gauloise du dogme de la Sainte Trinité (Père, Fils, Esprit-Saint), réaffirmé par le concile de Trente. <<Il semblait que la nature eût pris plaisir de se jouer en cet arbre, ayant d'un tige tiré ces trois branches, et puis si bien réunies (sans aide de l'artifice) qu'une même écorce les liait, et les tenait ensemble. En la branche qui était à côté droit on voyait dans l'écorce, Hésus ; et en celle qui était à côté gauche, Bélénus, et en celle du milieu, Tharamis. Au tige d'où ces trois branches sortaient, il y avait Tautatés, et en haut où elles se réunissaient, il y avait de même Tautatès. ("L'Astrée")>>. A proximité du symbole divin, un tableau d'Astrée, avec les lettres C et A, doublées et entrelacées. Le parallèle est flagrant entre les symboles champêtres d'Honoré d'Urfé, dans le texte de l'Astrée (Teutatès, Céladon, Astrée), et ceux de Claude d'Urfé, dans la grotte et la chapelle de la Bastie d'Urfé, (UNI, C et J, Claude d'Urfé et Jeanne de Balsac). Dans les deux cas, l'amour humain est sublimé dans l'amour divin. Tel est le message transmis, de Claude d'Urfé à son petit-fils Honoré, par l'intermédiaire du juge Jean Papon, le modèle du druide Adamas. Il semble que cette sublimation, de l'amour et de la douleur, dans la religion soit la motivation profonde de l'interminable rédaction de L'Astrée.


L'Astrée


Le roman de L'Astrée reflète les facettes d'Honoré d'Urfé. Plus qu'un miroir, c'est un kaléidoscope que l'auteur nous présente. Ce thème de la diversité est d'emblée déclaré dans le titre de la première partie : <<Les douze livres d'Astrée où par plusieurs Histoires, et sous personnes de bergers et d'autres, sont déduits les divers effets de l'honnête amitié>>. De plus, préparée, rédigée et publiée de 1584 à 1627, la pastorale traduit la lente évolution des sentiments de son auteur. Honoré d'Urfé aurait rédigé une première version de l'Astrée dès sa sortie du collège de Tournon, entre 1584 et 1589. C'est à cette époque qu'il tombe amoureux de sa belle-sœur, Diane de Châteaumorand, alors mariée à son frère aîné, Anne d'Urfé. Dans la rédaction de ses "Bergeries", il aurait bénéficié des discussions et d'un mémoire de Jean Papon (mort en 1590) sur l'histoire du Forez. Plus tard, le Père Fodéré aurait reçu ce Mémorial, des mains d'Anne d'Urfé, alors prieur de Montverdun. La lecture de cette première version a inspiré à Jean du Crozet (vers 1556-1642), notaire royal, lieutenant des Eaux et Forets, "la Philocalie" (1596), une transposition des "Bergeries" sur les bords de l'Aix.

La première partie de L'Astrée reflète bien cette époque. Honoré se perd dans cet amour : <<la personne qui aime, désire presque se transformer en la personne aimée>>. De fait, Céladon se déguisera longtemps en femme, dans les habits d'Alexis, fille d'Adamas. Honoré d'Urfé aime Diane de Châteaumorand, mais l'amour ne peut être réciproque sans attenter à l'honneur de la femme aimée. Pour détourner les soupçons, Astrée demande à Céladon de faire semblant d'en aimer d'autres. L'amant doit d'abord se soumettre à la volonté de l'aimée : <<dès l'heure qu'il commence à devenir tel, il se dépouille tellement de toute volonté et de tout jugement, qu'il ne veut ni ne juge plus que comme veut et juge celle à qui son affection l'a donné. (Céladon à Léonide)>>. Mais dans cet état instable de l'amour, la ruse entraîne le soupçon, la jalousie et la brouille. Céladon se jette dans le Lignon et Astrée le croit mort. Elle cherche encore à cacher son amour et sa peine. L'amour est alors incomplet. Selon le mythe grec, à Eros, il manque son complément, Antéros. Pour grandir, l'amour simple a besoin de l'amour réciproque. <<Jadis Vénus, voyant que son fils demeurait si petit, s'enquit des dieux, quel moyen il y a de le faire croître : à quoi il lui fût répondu qu'elle lui fit un frère, et qu'il parviendrait incontinent à sa juste proportion, mais que tant qu'il serait seul, il ne croîtrait point. (Silvandre à Phillis)>>. C'est pourquoi les aventures de L'Astrée sont si longues, laissant la place à bien d'autres développements. Car c'est aussi un roman historique.

La guerre a poussé Honoré d'Urfé à réfléchir à ses engagements. Seigneur de Forez autant que de Savoie, Honoré d'Urfé est conduit de la fidélité à ses deux petites patries à la défense de ce qui commence à devenir la grande patrie française. La prétention (1593) de Philippe II d'Espagne à installer sa fille, l'infante Isabelle, petite-fille d'Henri II, au trône de France, a contribué à rapprocher ligueurs, réformés et royalistes dans un sursaut "nationaliste". Plus tard, Honoré d'Urfé dédicacera "L'Astrée" à Henri IV. Avec les Bourbons, la France cherche à s'imposer face à l'Empire. Sans jamais être gallican, sur le plan religieux, Honoré d'Urfé oeuvra beaucoup pour le rapprochement de la France et de la Savoie. Les Lettres ("Savoysiade") y contribuent autant que les Armes (guerre de la Valteline). C'est un des buts de "L'Astrée". Comme tous les hommes de la Renaissance française, Honoré d'Urfé veut restaurer le prestige des Gaulois en rabaissant les mobiles et les conditions de la conquête Romaine. C'est pourquoi l'action de l'Astrée se situe au V ème siècle, quand les Romains sont chassés de Gaule par la conquête des Francs. Les hommes de Mérovée sont présentés comme les légitimes successeurs des Gaulois <<tant pour leur vaillance, que pour leur courtoisie, mais plus encore pour la conformité de leurs mœurs et humeurs avec celle des Gaulois, et de leurs lois, polices et religion, qui est telle qu'il est aisé à connaître à ceux qui le veulent remarquer, que véritablement ce n'a été autrefois qu'un peuple. (Adamas dans L'Astrée)>>.


Mais Childéric, flatté par ses courtisans, croyait <<que toutes choses étaient permises au roi ; que les rois faisaient les lois pour leurs sujets et non pas pour eux, et que puisque la mort et la vie de ses vassaux était en sa puissance, qu'il en pouvait faire de même pour tout ce qu'ils possédaient (L'Astrée, Partie III, Livre 12)>>. C'est pourquoi il est renversé par une révolte. Son père, Mérovée, lui avait reproché son attitude : <<Vous souvenez, que tout prince qui veut commander à un peuple, se doit rendre plus sage et plus vertueux que ceux desquels il veut être obéi, autrement il n'y parviendra jamais qu'avec la tyrannie, qui ne peut être assurée ni agréable à celui même qui l'exerce. (L'Astrée, Partie III, Livre 12)>>.


Astrée et Céladon sont des nobles. Ils ont librement choisi la vie de bergers dans le Forez. Cette vie bucolique s'oppose à la vie de courtisans.

- <<Ma fille... ni Céladon ni ces autres bergers que vous voyez le long des rives de Lignon, ni la plus part de ceux de Loire et de Furan, ne sont pas de moindre extraction que vous êtes, et faut que vous sachiez que leurs aïeux n'ont élu cette sorte de vie que pour être plus douce et accompagnée de moins d'inquiétudes. (Adamas à Léonide)>>.

ou

- <<les bergers de cette contrée ne sont pas bergers par nécessité et pour être contraints de garder leurs troupeaux, mais pour avoir choisi cette sorte de vie afin de vivre avec plus de repos et de tranquillité ; et d'effet ils sont parents et alliés à la plus grande part des chevaliers et des druides de nos Etats. (Galathée à Damon)>>.

Leur connaissance des animaux , des plantes et du commerce en ferait des gentlemen-farmers :

- <<Si est-ce que depuis qu'il a été connu, chacun lui a aidé, outre qu'ayant la connaissance des herbes, et du naturel des animaux, le bétail augmente de sorte entre ses mains, qu'il n'y a celui qui ne désire de lui en remettre, dont il rend à chacun si bon compte, qu'outre le profit qu'il y fait, il n'y a celui qui ne l'ait toujours gratifié de quelque chose ; de façon qu'à cette heure il est à son aise et se peut dire riche. (Céladon, à propos de Silvandre)>>.

Honoré d'Urfé a pu observer le développement de l'élevage sur les Hautes Chaumes de Roche, de Garnier et de Sauvain, après que son père, bailli de Forez, ait adjugé les terres vagues de Charles IX à des familles paysannes de la région. Les bergers de L'Astrée ne sont pas pour autant des paysans. Ce sont des nobles, à la campagne :

- <<Que si vos conceptions et paroles étaient véritablement telles que celles des bergers ordinaires, ils auraient aussi peu de plaisir de vous écouter, que vous auriez beaucoup de honte à les redire. (L'Auteur à la Bergère Astrée)>>.

Déjà, dans son "Discours du Contentement d'un vieux laboureur", Etienne du Tronchet (vers 1510-vers 1580), qui fut secrétaire du maréchal de Saint-André et de Catherine de Médicis, vante la vie rurale qu'il mène dans son domaine de Gazillan, à Saint-Georges-Haute-Ville, loin de la cour.


Dans l'ébauche ("Bergeries", 1589) et dans la première partie publiée (1606) de L'Astrée, l'amour contrarié d'Astrée et de Céladon exprime l'amour d'Honoré d'Urfé pour Diane de Châteaumorand. Lycidas, frère de Céladon, représente Anne d'Urfé. Puis, quand Anne d'Urfé sera rentré dans les ordres et qu'Honoré sera devenu le mari de Diane, Lycidas, <<le plus jaloux des bergers>> du Lignon, disparaît peu à peu du roman.

Mais, chaque personnage est trop typé pour correspondre à la réalité. Il représente une des formes de l'amour : Astrée est belle et jalouse, Silvie est indifférente, Céladon est fidèle jusqu'à la mort, Hilas est inconstant, Tircis est inconsolable, Polemas est ambitieux et violent, Galathée est possessive, Léonide est généreuse. Aussi Honoré d'Urfé confie-t-il à plusieurs personnages l'expression de ses sentiments contradictoires. D'où l'importance de leurs dialogues. Céladon, Silvandre, Hilas et Tircis sont comme des instances dans l'inconscient d'Honoré d'Urfé. Leurs récurrentes discussions traduisent, autant qu'elles font avancer, la méditation d'Honoré d'Urfé sur son passé. Les personnages qu'il crée sont puisés dans l'environnement familial et historique. Le personnage d'Euric emprunte autant à Euric (petit-fils d'Alaric, roi des Wisigoths) qu'à Henri IV. Ils sont là pour distraire, intriguer, mystifier le lecteur. Mais les personnages principaux ont un autre rôle. Avec eux, Honoré d'Urfé construit ou reconstruit son moi, <<un bric-à-brac d'identifications (Jacques Lacan)>>. Certaines généalogies de L'Astrée sont significatives. Céladon transpose l'auteur. Le père de Céladon est Alcippe. Or, nous avons vu qu'il transpose Pierre d'Urfé, le père de Claude d'Urfé. Jacques d'Urfé était trop absent pour offrir à Honoré une bonne image du père, en face de Renée de Savoie, mère trop présente. Les identifications ne sont pas favorables, dans le triangle oedipien formé par Jacques, Renée et Honoré. Alors il s'identifie à son grand-père paternel. Sa douleur d'amour rejoint celle de la mort de Jeanne de Balsac pour Claude d'Urfé. Honoré n'a pas connu son grand-père, mort neuf ans avant sa naissance. C'est le sage Adamas (Jean Papon, veuf de Marie Bizoton depuis 1572) qui lui transmet le secret de la consolation de l'illustre ancêtre auquel il a choisi de s'identifier. Et c'est là que le triangle oedipiens (père, mère, enfant) vient rejoindre celui de la Trinité (Père, Fils, Esprit) par l'évaporation de la mère et, conséquence inéluctable, la sublimation du désir pour la femme.


Ce qui frappe, dans l'Astrée, c'est la précision des noms de lieux, des paysages de la plaine du Forez (Uzore, Montverdun, Marcilly, la Bastie d'Urfé, Saint-Romain, Sury, Feurs, Montrond), mais aussi des monts du Forez (Cervières, les sources de l'Anzon, où vivent Eleuman et Ericanthe). La première rencontre d'Astrée et de Céladon se fit au sommet du pic de Saint-Romain-le-Puy : <<en une assemblée qui se faisait au temple de Vénus, qui est sur le haut de ce mont, relevé dans la plaine, vis-à-vis de Mont Suc, à une lieue du château de Montbrison. (Astrée)>>. A la topographie réelle se superpose une géométrie chargée de symboles. On sait que le Lignon, franchi au Pont de la Bouteresse, sépare les résidences des bergers au nord (hameau de Diane à Sainte-Agathe, hameau d'Astrée à la Bastie) de celle des nymphes (Amasis à Marcilly, Galathée à Combes) et des druides (Adamas à Goutelas, d'autres à Leigneux) au sud. Dans leurs "Promenades au pays d'Astrée", Maxime Gaume et Jacques Bonnet ont bien montré que le symbole de la Trinité, omniprésent à la Bastie d'Urfé, structure aussi le paysage de la plaine du Forez décrite dans L'Astrée. Un triangle équilatéral est formé par le sommet d'Uzore, le château de Marcilly et le passage du Lignon, au nord de Montverdun. <<Montverdun est un grand rocher qui s'élève en pointe de diamant au milieu de la plaine du côté de Montbrison, entre la rivière de Lignon et la montagne d'Isoure. Que s'il était un peu plus à main droite du côté de Leigneux, les trois pointes de Marcilly, d'Isoure et de Montverdun feraient un triangle parfait. (L'Astrée)>>. Claude d'Urfé, veuf inconsolable de Jeanne de Balzac, sublime son amour humain par l'amour divin. Honoré d'Urfé cherche la consolation de son amour humain malheureux dans un amour néo-platonicien. Ainsi s'explique, dans ce roman consacré à l'amour, la récurrence de la formule de la Trinité. Car, le Forez de l'Astrée n'est pas aussi heureux qu'il semble : <<Le Forez de l'Astrée est un paradis, mais un paradis désespéré, où, malgré les apparences, les personnages ne sont pas heureux, parce qu'ils sont à la recherche constante du bonheur. N'est-ce pas l'image de la vie d'Honoré d'Urfé et de Diane de Châteaumorand qui marque l'échec du couple ? (Maxime Gaume, Les Inspirations ... d'Honoré d'Urfé>>. L'amour d'Honoré pour Diane et peut-être l'amour de Diane pour Honoré furent à la fois l'amour de l'absent (Dieu) et l'amour de l'absence (séparation).


Conclusion


Les Epîtres Morales, le Sireine et L'Astrée représentent, pour Honoré d'Urfé, l'occasion d'une catharsis. Ils sont les moyens, plusieurs fois repris, d'une libération des tensions et des douleurs par le travail de l'écriture. Raconter sa vie amoureuse, en la mêlant à des fait historiques et à des situations imaginaires, c'est l'assumer tout en prenant une salutaire distance à son égard. <<Les plaies d'amour étant de telle condition que plus elles sont cachées et tenues secrètes, plus aussi se vont-elles envenimant, et semble que la parole avec laquelle on les redit, soit un des plus souverains remèdes que l'on puisse recevoir en l'absence. (Astrée)>>. Certes, un nouvel amour est sûrement le meilleur remède, mais il faut se préparer à le recevoir. En somme, tant qu'il y aura des occasions de souffrir d'affaires politiques, religieuses, familiales ou amoureuses, L'Astrée et l'œuvre d'Honoré d'Urfé resteront d'actualité.




* * *


Auteur.

Hubert Houdoy

Mis en ligne le Mercredi 11 Juin 2008



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