Incertitude



(A) Terme d'Economie Politique.



(a) L'incertitude (plus grave que le risque, au sens de Knight) est la pierre d'achoppement de la plupart des théories économiques. En effet, la réalité de l'incertitude concrète est contradictoire avec l'hypothèse de reproduction qui fait la cohérence sémantique des concepts scientifiques. La prise en compte de l'incertitude est à la base de la transformation de la pensée de Keynes (1883-1946) entre le "Traité de la Monnaie" (où il est encore un auteur classique) et la "Théorie Générale" de 1936 (où il est devenu keynésien).


(b) Les économistes ne peuvent concilier l'incertitude fondamentale avec leur prétention de prévoir le comportement macro-économique afin de conseiller les princes qui nous gouvernent.


(c) Certains se consolent en supposant une Providence divine ou ses substituts laïcs : la main invisible (pour Adam Smith, 1723-1790) et la lutte des classes (de Karl Marx), nous guidant malgré notre liberté qui ne serait que "l'ignorance des causes qui nous font agir" (Baruch Spinoza, 1632-1677).


(d) L'incertitude, combinée à la croyance en la valeur d'échange, justifiée par la tautologie de l'utilité, provoque l'institution des marchés financiers, des marchés à terme et le développement des situations spéculatives qui y ont cours. Or, les seuls moyens, limités mais concrets, de réduire l'incertitude sont la production à la commande (ce que remarquait Keynes), le partenariat et la conception simultanée du produit, du process et de l'usage.


- <<Face à l'imprévisibilité des circonstances à venir, l'achat de marchandises spécifiques devient inefficace. Ce qu'éprouve l'individu marchand est d'une intensité bien trop grande pour trouver une réponse satisfaisante dans l'accumulation de marchandises. L'exigence de sécurité qui le taraude trouve ses racines dans la séparation marchande elle-même en tant qu'elle isole les individus et les plonge dans un monde opaque, incertain et d'autant plus menaçant qu'il sait ne rien pouvoir attendre d'autrui. Privés de la protection des solidarités traditionnelles, soumis aux diktats de la rareté, les gens cherchent désespérément à stabiliser les bases de leur existence, c'est à dire conjurer provisoirement la menace de l'exclusion. (Michel Aglietta et André Orléan, "La monnaie, entre violence et confiance", Odile Jacob, 2002, Chapitre II, marchandise et monnaie : l'hypothèse mimétique, page 63)>>.


- <<Des études empiriques récentes portant sur le comportement en situation d'incertitude ont mis en évidence ce qui semblait être des incohérences systématiques dans l'estimation du risque et l'évaluation comparative de plusieurs décisions possibles. Nombre de ces résultats ont été interprétés, peut-être à raison, comme de simples "erreurs" de perception ou de raisonnement. Mais même si l'on adopte cette interprétation, l'existence de ces comportements suggère que, pour comprendre le comportement réel, il convient de tenir compte des exceptions à l'exigence habituelle de "rationalité". Cependant, on peut aussi affirmer que certaines de ces "erreurs" ne font en réalité que refléter une autre conception de la prise de décision, différant de celle qui est formalisée dans la bibliographie habituelle de la question. (Amartya Sen, Prix Nobel d'économie, "Ethique et économie. Et autres essais", traduit de l'anglais par Sophie Marnat, Quadrige, PUF, 2002, page 65)>>.


(e) Incertitude multidimensionnelle. Outre l'imparfaite qualité de l'information, il existe une incertitude sur les causes réelles (on pourrait la qualifier de bayesienne) des signaux connus de tous, comme le niveau des cours à la Bourse ou du prix courant sur un marché quelconque. Après une longue phase d'euphorie financière, le premier signal de baisse doit-il être interprêté par les outsiders (les suiveurs du mouvement amorcé) comme le fait que les insiders (les opérateurs les mieux informés des fondamentaux) ont choisi de vendre ou comme une cause exogène totalement passagère.


- <<Si les équilibres sont informationnellement imparfaits, alors la recherche d'information par les investisseurs est à nouveau rentable et rationnelle puisque la seule observation des prix ne suffit plus à révéler l'information aux outsiders et, ce faisant, à détruire l'avantage informationnel chèrement acquis. Pour que cela soit, il faut considérer des contextes d'incertitude multidimensionnelle. Alors que dans le modèle initial de Grossman et Stiglitz, on ne considère qu'une seule source d'incertitude, à savoir la valeur fondamentale du titre, on y ajoute désormais une seconde source, le plus souvent liée à la présence de «liquidity traders.» Ce sont des intervenants qui vendent ou achètent pour des raisons totalement exogènes au marché, afin de se procurer des liquidités ou de les placer. C'est, par exemple, le cas de l'assureur qui vend une partie de son portefeuille pour faire face aux paiements imprévus de divers sinistres. L'introduction de ces agents fait que l'offre et la demande de titres sont soumises à des chocs aléatoires, de nature exogène. La présence de cette deuxième source d'incertitude ne permet plus aux agents non informés de décoder sans ambiguïté les variations observées des cours. Si le prix monte, cela peut être dû à des informations concernant la valeur fondamentale ou bien il peut s'agir d'un achat inopiné de titres de la part d'un «liquidity trader.» Pour cette raison, il devient à nouveau rentable d'investir dans la recherche d'information. L'inefficacité informationnelle a cependant des conséquences déstabilisantes Dans un tel contexte, l'activité imitative, même rationnellement définie, parce qu'elle prend pour support un signal biaisé, peut conduire à des suréactions. C'est ce qu'ont montré précédemment divers exemples empiriques. Examinonsen la logique théorique. Parce que l'équilibre est informationnellement imparfait, il rend possibles des interprétations erronées des variations de cours : les agents mimétiques peuvent être amenés à modifier indûment leurs anticipations parce qu'ils ont mal analysé l'évolution du prix. Par exemple, face à une baisse des prix, les agents non informés vont vendre en se fondant sur une interprétation qui voit, dans cette baisse, la conséquence des ventes opérées par les agents informés, suite à une nouvelle information. Cette réaction mimétique va alors rendre la baisse des prix encore plus forte. Si la baisse initialement observée avait été en fait causée par les «liquity traders», cette réaction n'est en rien justifiée. De cette façon, les influences informationnelles peuvent conduire à des ajustements disproportionnés par rapport à ce qu'exigerait la situation réelle. C'est là un phénomène couramment observé sur les marchés. Il joue un rôle très important dans les crises financières. Parce qu'ils interprètent mal leurs environnements, les agents mimétiques vont accentuer indûment un mouvement haussier ou baissier. Ce point qui a déjà été souligné précédemment, a fait l'objet d'un travail par Gerard Gennotte et Hayne Leland, particulièrement intéressant pour qui s'intéresse au rôle informationnel que jouent les prix. (André Orléan, "Comprendre les foules spéculatives : Mimétismes informationnel, autoréférentiel et normatif", document du web)>>.


(f) Voir Equilibre des économistes. Equilibre économique. Institution de la mode. Imitation. Théorie mimétique. Les disques des prisonniers.


(g) Lire "Keynes 01". "Keynes13". "Décision Représentation".



(B) En Sémantique et en Epistémologie.



(a) Incertitude est un curieux terme.


(b) L'incertitude est notre seule conviction possible ("Tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien"). L'incertitude est l'indice d'un réel invisible.


(c) Pourtant, le mot <invisible> est construit comme la négation, seconde, d'une certitude qui serait première. Ceci laisse à penser que la langue naturelle et le verbe (qu'elle exprime dans le monde du verbe) seraient basées sur des postulats imaginaires, comme ceux de la certitude et de l'éternité.


(d) Voir Conjecture. Hypothèses. Réfutabilité. Logique. Doute méthodologique. Doute organisé par le conscient. Doute systématique. Réalité indépendante.



(C) En Psychanalyse.



(a) L'incertitude n'est pas toujours une donnée première. Bien souvent, l'incertitude est construite, mais dans l'inconscient.


(b) La névrose obsessionnelle en est un exemple.


(c) Citation :


- <<La formation de l'incertitude est une des méthodes dont la névrose se sert pour retirer le malade de la réalité et l'isoler du monde extérieur, ce qui, au fond, est une tendance commune à tout trouble psychonévrotique. Là aussi, il est extrêmement clair que ces malades cherchent à éviter une certitude et à se maintenir dans le doute ; chez certains, cette tendance trouve une expression vivante dans leur aversion contre les montres qui, elles, assurent au moins la précision dans le temps ; ils trouvent moyen, grâce à des trucs inconscients, de rendre inopérants tous ces instruments excluant le doute. (Sigmund Freud, Cinq psychanalyses, page 250)>>.


(d) Voir Doute organisé par l'inconscient. Doute psychologique. L'homme aux rats. Refus de voir. Solipsisme. Sens de l'hallucination.



(D) Références littéraires :



- <<Je vous conduis au temple où son hymen s'apprête,

Je vous ceins du bandeau préparé pour sa tête.

Mais ce n'est plus, Madame, une offre à dédaigner :

Je vous le dis, il faut ou périr ou régner.

Mon cœur, désespéré d'un an d'ingratitude,

Ne peut plus de son sort souffrir l'incertitude.

C'est craindre, menacer et gémir trop longtemps.

Je meurs si je vous perds, mais je meurs si j'attends.

(Jean Racine, "Andromaque", 1667, Acte III, Scène VII, Pyrrhus à Andromaque)>>.


- <<Mitia recula vivement dans l'ombre.

«Peut-être dort-elle déjà derrière les paravents.» Fiodor Pavlovitch se retira de la fenêtre.» C'est elle qu'il attend, donc elle n'est pas ici ; sinon, pourquoi regarderait-il dans l'obscurité ? C'est l'impatience qui le dévore.» Mitia se remit en observation. Le vieux était assis devant la table, sa tristesse sautait aux yeux ; enfin, il s'accouda, la joue appuyée sur la main droite. Mitia regardait avidement.» Seul, seul ! Si elle était ici, il aurait un autre air.» Chose étrange ; il éprouva soudain un dépit bizarre de ce qu'elle n'était pas là.» Ce qui me fâche, ce n'est pas son absence, mais de ne pas savoir à quoi m'en tenir», s'expliqua-t-il à lui-même. Par la suite, Mitia se rappela que son esprit était alors extraordinairement lucide et qu'il se rendait compte des moindres détails. Mais l'angoisse provenant de l'incertitude grandissait dans son cœur.» Est-elle ici, enfin, oui ou non ?» Soudain il se décida, étendit le bras, frappa à la fenêtre. Deux coups doucement, puis trois autres plus vite : toc, toc, toc, signal convenu entre le vieillard et Smerdiakov, pour annoncer que «Grouchineka était arrivée». Le vieillard tressaillit, leva la tête et s'élança à la fenêtre. Mitia rentra dans l'ombre. Fiodor Pavlovitch ouvrit, se pencha. (Fédor Dostoïevski, "Les Frères Karamazov", traduit par Henri Mongault, Gallimard, 1948, page 351)>>.



(E) Physique.



(a) Le principe d'incertitude de Werner Heisenberg serait mieux nommé principe d'<indétermination>.


(b) Voir Relation d'indétermination. Relation d'incertitude.



(F) Climatologie.



(a) Comme toute discipline scientifique (ancienne ou récente), la climatologie comporte des zones d'incertitude, quant au présent, s'agissant du passé de la planète et a fortiori concernant l'avenir de l'humanité.


(b) Néanmoins, s'agissant du réchauffement moyen de l'atmosphère, deux sources d'incertitude doivent être distinguées : l'incertitude inhérente aux modèles climatiques ; celle relative aux scénarios retenus par le GIEC pour rendre confrontables les travaux de simulation.


- <<Lorsque la presse - ou un individu qui s'exprime sur le sujet - mentionne l'élévation de température globale que le monde pourrait connaître au XXIè siècle comme conséquence de nos émissions de gaz à effet de serre, la fourchette de températures qui est mentionnée depuis 2001 est de 1,4 à 5,8 °C, et il est habituel de penser que ce très large écart (5,8 °C, c'est presque quatre fois plus que 1,4 °C !) reflète uniquement la connaissance approximative que les scientifiques ont du système climatique et de sa réaction future à notre comportement. En gros, a-t-on coutume de penser, si nous ne savons pas dire si cette élévation sera de "seulement" 1,4 °C ou de près de 6 °C en 2100, c'est que le monde qui nous entoure est encore fort mal connu ; nous serions tellement ignorants de la manière dont se comporteront les courants marins, les calottes polaires, les puits de carbone, etc, que tout pronostic serait extrêmement incertain. Quelques "sceptiques" ne manquent pas de s'appuyer sur cet argument. En fait, cette idée a priori n'est que partiellement vraie, et par voie de conséquence elle est aussi partiellement fausse (bravo M. La Palisse !). L'existence d'une fourchette aussi importante tient pour l'essentiel à deux facteurs, dont l'un seulement reflète une aptitude imparfaite à reproduire sur ordinateur le monde qui nous entoure :

- la représentation des nuages dans les modèles climatiques est encore très approximative. Les nuages ont deux effets antagonistes sur la température au sol : composés de vapeur (et de gouttes) d'eau, qui est un gaz à effet de serre, il participent au piège à chaleur, mais présentant des surfaces très réfléchissantes aux rayons du soleil, ils ont aussi un effet "refroidissant" sur le climat, en empêchant une partie de l'énergie solaire de parvenir jusqu'au sol. La manière dont le changement climatique modifiera ces deux effets contraires à l'avenir n'est pas connue de manière fine, car les nuages ne sont pas explicitement représentés dans les modèles (c'est à dire les processus de petite échelle responsables des nuages ne sont pas traités un par un, mais de manière globale). Cette manière approximative de faire engendre bien sur une imprécision, qui est de l'ordre de 1,5 à 2 °C sur une prédiction de température moyenne à 100 ans,

- Mais une deuxième source de fluctuation, que nous allons développer ici, est tout simplement que l'état de la planète en 2100 dépend certes de ce que nous avons déjà mis comme gaz à effet de serre dans l'atmosphère jusqu'à maintenant, la durée de vie de ces gaz étant de l'ordre du siècle, mais aussi, et surtout, de ceux que nous allons mettre à partir d'aujourd'hui et jusqu'en 2100. Et le comportement à venir des sociétés humaines, bien malin qui peut le prédire de manière fiable !

Les scientifiques travaillent donc avec des scénarios d'émission, qui décrivent chacun comment pourraient évoluer les émissions de gaz à effet de serre entre 2000 et 2100 selon des hypothèses diverses. Ces scenarios sont indispensables pour pouvoir comparer entre eux les résultats des divers modèles, en regardant quels sont les différents résultats (selon les modèles) avec les mêmes hypothèses. En effet, comparer entre eux des résultats de modélisations faites avec des scénarios d'émission différents revient un peu à comparer 3 devis pour des travaux qui porteraient l'un sur notre salle de bains, le deuxième sur une chambre chez le voisin, et le troisième sur la cave de l'école ! Comme il y a une infinité de possibilités a priori pour décrire ce que seront les émissions à l'avenir, les scénarios sont nécessairement conventionnels. Cela ne signifie pas qu'ils sont totalement arbitraires pour autant, bien sur : chacun d'entre eux reflète un état plausible du monde futur, en ce sens qu'il n'est pas possible, aujourd'hui, de dire qu'ils sont totalement impossibles, même si certains d'entre eux peuvent sembler "extrêmes". Les scénarios d'émission ne sont pas faits par les climatologues, mais par d'autres personnes (des démographes, des spécialistes de l'énergie, des sociologues, des économistes...). Ces scénarios n'ont toutefois ni la prétention de couvrir toute la palette des possibilités, ni celle de proposer une hiérarchie, c'est à dire que leurs auteurs se refusent à dire si certains sont plus probables que d'autres. Certes, certains de ces scénarios supposent des disponibilités en combustibles fossiles qui sont peut-être exagérément optimistes, ou d'autres un développement du nucléaire qui n'est peut-être pas réaliste, et d'autres encore une surface forestière en 2100 qui peut sembler surprenante. Le propos ici n'est pas de discuter du réalisme de chaque scénario pris un par un, car aucun argument ne permettrait de trancher définitivement cet aspect des choses. Je les ai personnellement tous regardés, et si certaines hypothèses prises semblent aujourd'hui "osées", aucun scénario ne peut aujourd'hui être déclaré totalement impossible compte tenu de ce que nous connaissons du monde. Concrètement le GIEC a édité un rapport décrivant les 40 scénarios utilisés, qui sont regroupés en 4 grandes "familles". Chaque "famille", désignée par un sigle (A1, A2, B1, B2), est supposée correspondre à un projet de société particulier, et les hypothèses "de base" (portant sur la population, les pratiques agricoles, l'évolution des techniques, etc) servent ensuite à modéliser une consommation d'énergie et une consommation agricole, lesquelles sont ensuite converties en émissions de gaz à effet de serre. (Jean-Marc Jancovici, "Qu'est-ce qu'un scénario d'émission de gaz à effet de serre ?", septembre 2003)>>.


(c) S'agissant de la fourchette d'incertitude qui concerne la seule climatologie, elle est bien inférieure à l'incertitude, à l'indécision ou la versatilité du facteur humain du problème.


- <<Et si nous revenons au propos du début de la page, nous pouvons voir ce que cela change à l'élévation de température en 2100 si nous changeons de scénario d'émission. En effet, pour un même scénario d'émission, l'écart entre les extrêmes de température moyenne prédite en 2100 selon les divers modèles n'est plus de 4,5 °C mais de 1 à 2 °C. Le corollaire de ce constat est bien entendu que nous sommes encore partiellement maîtres de notre destin. Tout raisonnement qui consisterait à penser "foutu pour foutu, continuons comme maintenant" est donc invalide : il est bien entendu encore en notre pouvoir de "faire quelque chose" pour le long terme, même si aucun effort ne sera visible instantannément. Nous sommes dans le même paradigme que le gros fumeur : le lendemain du jour où il réduit sa consommation, tout risque n'est pas écarté pour autant, de même que de réduire un jour puis repartir comme avant le lendemain ne sert pas à grand chose. Ce n'est que l'effort soutenu qui infléchit les tendances à long terme et qui produira des résultats. (Jean-Marc Jancovici, "Qu'est-ce qu'un scénario d'émission de gaz à effet de serre ?", septembre 2003)>>.


(d) Voir Disciplines. Scénarios du GIEC.


Nota Bene. Les mots en gras sont tous définis sur le cédérom encyclopédique.