(A) Littérature française.
(a) "Le Lys dans la vallée" (1836) est le titre d'un roman d'Honoré de Balzac. <Je suis la rose de Saaron, et le lys de la vallée...> est un extrait de la Bible ("Cantique des cantiques", chapitre II, versets 1 et 2). La jeunesse du vicomte Félix de Vandenesse, délaissé par sa mère au profit de son frère aîné, doit beaucoup à celle de Balzac lui-même. De même, le personnage de la comtesse de Mortsauf est inspiré par Laure de Berny, un amour de Balzac. L'extrait suivant explique le titre.
- <<Pour aller au château de Frapesle, les gens à pied ou à cheval abrègent la route en passant par les landes dites de Charlemagne, terres en friche, situées au sommet du plateau qui sépare le bassin du Cher et celui de l'Indre, et où mène un chemin de traverse que l'on prend à Champy. Ces landes plates et sablonneuses, qui vous attristent durant une lieue environ, joignent par un bouquet de bois le chemin de Saché, nom de la commune d'où dépend Frapesle. Ce chemin, qui débouche sur la route de Chinon, bien au-delà de Ballan, longe une plaine ondulée sans accidents remarquables, jusqu'au petit pays d'Artanne. Là se découvre une vallée qui commence à Montbazon, finit à la Loire, et semble bondir sous les châteaux posés sur ces doubles collines ; une magnifique coupe d'émeraude au fond de laquelle l'Indre se roule par des mouvements de serpent. A cet aspect, je fus saisi d'un étonnement voluptueux que l'ennui des landes ou la fatigue du chemin avait préparé.
- Si cette femme, la fleur de son sexe, habite un lieu dans le monde, ce lieu, le voici !
A cette pensée je m'appuyai contre un noyer sous lequel, depuis ce jour, je me repose toutes les fois que je reviens dans ma chère vallée. Sous cet arbre confident de mes pensées, je m'interroge sur les changements que j'ai subis pendant le temps qui s'est écoulé depuis le dernier jour où j'en suis parti. Elle demeurait là, mon cœur ne me trompait point: le premier castel que je vis au penchant d'une lande était son habitation. Quand je m'assis sous mon noyer, le soleil de midi faisait pétiller les ardoises de son toit et les vitres de ses fenêtres. Sa robe de percale produisait le point blanc que je remarquai dans ses vignes sous un hallebergier. Elle était, comme vous le savez déjà, sans rien savoir encore, LE LYS DE CETTE VALLEE où elle croissait pour le ciel, en la remplissant du parfum de ses vertus. L'amour infini, sans autre aliment qu'un objet à peine entrevu dont mon âme était remplie, je le trouvais exprimé par ce long ruban d'eau qui ruisselle au soleil entre deux rives vertes, par ces lignes de peupliers qui parent de leurs dentelles mobiles ce val d'amour, par les bois de chênes qui s'avancent entre les vignobles sur des coteaux que la rivière arrondit toujours différemment, et par ces horizons estompés qui fuient en se contrariant. Si vous voulez voir la nature belle et vierge comme une fiancée, allez là par un jour de printemps ; si vous voulez calmer les plaies saignantes de votre cœur, revenez-y par les derniers jours de l'automne ; au printemps, l'amour y bat des ailes à plein ciel, en automne on y songe à ceux qui ne sont plus. (Honoré de Balzac, "Le Lys dans la vallée", 1836, 1. Les deux enfances)>>.
(b) Le hasard fait que le héros devienne le voisin d'une femme qu'il admire et pour laquelle il a eu une impulsion subite, lors de la visite du duc d'Angoulême dans la ville de Tours. Félix découvre que les jolies épaules sont celles de la comtesse de Mortsauf, fille du duc de Lenoncourt-Givry.
- <<Mais chaque fois que je retrouvais au penchant de la côte voisine le mignon castel aperçu, choisi par mon premier regard, je m'y arrêtais complaisamment.
- Hé ! me dit mon hôte en lisant dans mes yeux l'un de ces pétillants désirs toujours si naïvement exprimés à mon âge, vous sentez de loin une jolie femme comme un chien flaire le gibier.
Je n'aimai pas ce dernier mot, mais je demandai le nom du castel et celui du propriétaire.
- Ceci est Clochegourde, me dit-il, une jolie maison appartenant au comte de Mortsauf, le représentant d'une famille historique en Touraine, dont la fortune date de Louis XI, et dont le nom indique l'aventure à laquelle il doit et ses armes et son illustration. Il descend d'un homme qui survécut à la potence. Aussi les Mortsauf portent-ils d'or, à la croix de sable alezée potencée et contre-potencée, chargée en cœur d'une fleur de lys d'or au pied nourri, avec : Dieu saulve le Roi notre Sire, pour devise.
Le comte est venu s'établir sur ce domaine au retour de l'émigration. Ce bien est à sa femme, une demoiselle de Lenoncourt, de la maison de Lenoncourt-Givry, qui va s'éteindre : Mme de Mortsauf est fille unique. Le peu de fortune de cette famille contraste si singulièrement avec l'illustration des noms, que, par orgueil ou par nécessité peut-être, ils restent toujours à Clochegourde et n'y voient personne. Jusqu'à présent leur attachement aux Bourbons pouvait justifier leur solitude ; mais je doute que le retour du roi change leur manière de vivre. En venant m'établir ici, l'année dernière, je suis allé leur faire une visite de politesse ; ils me l'ont rendue et nous ont invités à dîner ; l'hiver nous a séparés pour quelques mois ; puis les événements politiques ont retardé notre retour, car je ne suis à Frapesle que depuis peu de temps. Mme de Mortsauf est une femme qui pourrait occuper partout la première place.
- Vient-elle souvent à Tours ?
- Elle n'y va jamais. Mais, dit-il en se reprenant, elle y est allée dernièrement, au passage du duc d'Angoulême qui s'est montré fort gracieux pour M. de Mortsauf.
- C'est elle ! m'écriai-je.
- Qui, elle ?
- Une femme qui a de belles épaules.
- Vous rencontrerez en Touraine beaucoup de femmes qui ont de belles épaules, dit-il en riant. Mais si vous n'êtes pas fatigué, nous pouvons passer la rivière, et monter à Clochegourde, où vous aviserez à reconnaître vos épaules. (Honoré de Balzac, "Le Lys dans la vallée", 1836, 1. Les deux enfances)>>.
(c) Cette comtesse est mal mariée à un homme qui fut un héros de l'armée de Condé puis une victime de l'exil révolutionnaire de la noblesse.
- <<Le comte était en effet un de ces hommes droits qui ne se prêtent à rien et barrent opiniâtrement tout, bons à mourir l'arme au bras dans le poste qui leur serait assigné, mais assez avares pour donner leur vie avant de donner leurs écus. Pendant le dîner je remarquai, dans la dépression de ses joues flétries et dans certains regards jetés à la dérobée sur ses enfants, les traces de pensées importunes dont les élancements expiraient à la surface. En le voyant, qui ne l'eût compris ? Qui ne l'aurait accusé d'avoir fatalement transmis à ses enfants ces corps auxquels manquait la vie ? S'il se condamnait lui-même, il déniait aux autres le droit de le juger. Amer comme un pouvoir qui se sait fautif, mais n'ayant pas assez de grandeur ou de charme pour compenser la somme de douleur qu'il avait jetée dans la balance, sa vie intime devait offrir les aspérités que dénonçaient en lui ses traits anguleux et ses yeux incessamment inquiets. Quand sa femme rentra, suivie des deux enfants attachés à ses flancs, je soupçonnai donc un malheur, comme lorsqu'en marchant sur les voûtes d'une cave les pieds ont en quelque sorte la conscience de la profondeur. En voyant ces quatre personnes réunies, en les embrassant de mes regards, allant de l'une à l'autre, étudiant leurs physionomies et leurs attitudes respectives, des pensées trempées de mélancolie tombèrent sur mon cœur comme une pluie fine et grise embrume un joli pays après quelque beau lever de soleil. (Honoré de Balzac, "Le Lys dans la vallée", 1836, 1. Les deux enfances)>>.
(d) La comtesse apprécie que son jeune admirateur sorte son mari d'une terrible solitude.
- <<La comtesse me vit assidu chez elle sans en prendre de l'ombrage, par deux raisons. D'abord elle était pure comme un enfant, et sa pensée ne se jetait dans aucun écart. Puis j'amusais le comte, je fus une pâture à ce lion sans ongles et sans crinière. Enfin, j'avais fini par trouver une raison de venir qui nous parut plausible à tous. Je ne savais pas le trictrac, M. de Mortsauf me proposa de me l'enseigner, j'acceptai. Dans le moment où se fit notre accord, la comtesse ne put s'empêcher de m'adresser un regard de compassion qui voulait dire : "Mais vous vous jetez dans la gueule du loup !" Si je n'y compris rien d'abord, le troisième jour je sus à quoi je m'étais engagé. Ma patience que rien ne lasse, ce fruit de mon enfance, se mûrit pendant ce temps d'épreuves. Ce fut un bonheur pour le comte que de se livrer à de cruelles railleries quand je ne mettais pas en pratique le principe ou la règle qu'il m'avait expliquée ; si je réfléchissais, il se plaignait de l'ennui que cause un jeu lent ; si je jouais vite, il se fâchait d'être pressé ; si je faisais des écoles, il me disait, en en profitant, que je me dépêchais trop. Ce fut une tyrannie de magister, un despotisme de férule dont je ne puis vous donner une idée qu'en me comparant à Epictète tombé sous le joug d'un enfant méchant. (Honoré de Balzac, "Le Lys dans la vallée", 1836, 1. Les deux enfances)>>.
(e) Luttant contre l'idée d'infidélité, Madame de Mortsauf n'envisage leur utile et salutaire relation que sur le plan d'une solidarité platonique. Ce qui est beaucoup demander à un garçon de vingt ans, qu'elle tente de considérer comme l'aîné de ses enfants. Elle veut bien être Laure de Noves si Félix se montre à la hauteur de Pétrarque. Tandis que son mari la nomme Blanche, elle lui confie son prénom d'Henriette.
- <<- Vous m'avez évité le mot amour, dit-elle en m'interrompant d'une voix sévère ; mais vous avez parlé d'un sentiment que j'ignore et qui ne m'est point permis. Vous êtes un enfant, je vous pardonne encore, mais pour la dernière fois. Sachez-le, monsieur, mon cœur est comme enivré de maternité ! je n'aime M. de Mortsauf ni par devoir social, ni par calcul de béatitudes éternelles à gagner ; mais par un irrésistible sentiment qui l'attache à toutes les fibres de mon cœur. Ai-je été violentée à mon mariage ? Il fut décidé par ma sympathie pour les infortunes. N'était-ce pas aux femmes à réparer les maux du temps, à consoler ceux qui coururent sur la brèche et revinrent blessés ? Que vous dirai-je ? j'ai ressenti je ne sais quel contentement égoïste en voyant que vous l'amusiez : n'est-ce pas la maternité pure ? Ma confession ne vous a-t-elle donc pas assez montré les trois enfants auxquels je ne dois jamais faillir, sur lesquels je dois faire pleuvoir une rosée réparatrice, et faire rayonner mon âme sans en laisser adultérer la moindre parcelle ? N'aigrissez pas le lait d'une mère ! Quoique l'épouse soit invulnérable en moi, ne me parlez donc plus ainsi. Si vous ne respectiez pas cette défense si simple, je vous en préviens, l'entrée de cette maison vous serait à jamais fermée. Je croyais à de pures amitiés, à des fraternités volontaires, plus certaines que ne le sont les fraternités imposées. Erreur ! Je voulais un ami qui ne fût pas un juge, un ami pour m'écouter en ces moments de faiblesse où la voix qui gronde est une voix meurtrière, un ami saint avec qui je n'eusse rien à craindre. La jeunesse est noble, sans mensonges, capable de sacrifices, désintéressée : en voyant votre persistance, j'ai cru, je l'avoue, à quelque dessein du ciel ; j'ai cru que j'aurais une âme qui serait à moi seule comme un prêtre est à tous, un cœur ou je pourrais épancher mes douleurs quand elles surabondent, crier quand mes cris sont irrésistibles et m'étoufferaient si je continuais à les dévorer. Ainsi mon existence, si précieuse à ces enfants, aurait pu se prolonger jusqu'au jour où Jacques serait devenu homme. Mais n'est-ce pas être trop égoïste ? La Laure de Pétrarque peut-elle se recommencer ? je me suis trompée, Dieu ne le veut pas. Il faudra mourir à mon poste, comme le soldat sans ami. Mon confesseur est rude, austère et ma tante n'est plus !
Deux grosses larmes éclairées par un rayon de lune sortirent de ses yeux, roulèrent sur ses joues, en atteignirent le bas ; mais je tendis la main assez à temps pour les recevoir, et les bus avec une avidité pieuse qu'excitèrent ces paroles déjà signées par dix ans de larmes secrètes, de sensibilité dépensée, de soins constants, d'alarmes perpétuelles, l'héroïsme le plus élevé de votre sexe ! Elle me regarda d'un air doucement stupide.
- Voici, lui dis-je, la première, la sainte communion de l'amour. Oui, je viens de participer à vos douleurs, de m'unir à votre âme, comme nous nous unissons au Christ en buvant sa divine substance. Aimer sans espoir est encore un bonheur. Ah ! quelle femme sur la terre pourrait me causer une joie aussi grande que celle d'avoir aspiré ces larmes ! J'accepte ce contrat qui doit se résoudre en souffrances pour moi. Je me donne à vous sans arrière pensée, et serai ce que vous voudrez que je sois.
Elle m'arrêta par un geste, et me dit de sa voix profonde :
- Je consens à ce pacte, si vous voulez ne jamais presser les liens qui nous attacheront.
- Oui, lui dis-je, mais moins vous m'accorderez, plus certainement dois-je posséder.
- Vous commencez par une méfiance, répondit-elle en exprimant la mélancolie du doute.
- Non, mais par une jouissance pure. Ecoutez ! je voudrais de vous un nom qui ne fût à personne, comme doit être le sentiment que nous nous vouons.
- C'est beaucoup, dit-elle, mais je suis moins petite que vous ne le croyez. M. de Mortsauf m'appelle Blanche. Une seule personne au monde, celle que j'ai le plus aimée, mon adorable tante, me nommait Henriette. Je redeviendrai donc Henriette pour vous. (Honoré de Balzac, "Le Lys dans la vallée", 1836, 1. Les deux enfances)>>.
(f) Enfants maladifs, Jacques et Madeleine de Mortsauf exigent beaucoup d'attention de leur mère. Mais les violences du mari sont bientôt subies par l'ami lui-même. Félix devient le détenteur d'un secret que la région ignore, au moment même où la Restauration des Bourbon redonne de l'espoir à cette famille.
- <<A chaque heure, de moment en moment, notre fraternel mariage, fondé sur la confiance, devint plus cohérent ; nous nous établissions chacun dans notre position : la comtesse m'enveloppait dans les nourricières protections, dans les blanches draperies d'un amour tout maternel ; tandis que mon amour, séraphique en sa présence, devenait loin d'elle mordant et altéré comme un fer rouge ; je l'aimais d'un double amour qui décochait tour à tour les milles flèches du désir, et les perdait au ciel où elles se mouraient dans un éther infranchissable. Si vous me demandez pourquoi, jeune et plein de fougueux vouloirs, je demeurai dans les abusives croyances de l'amour platonique, je vous avouerai que je n'étais pas assez homme encore pour tourmenter cette femme, toujours en crainte de quelque catastrophe chez ses enfants ; toujours attendant un éclat, une orageuse variation d'humeur chez son mari ; frappée par lui, quand elle n'était pas affligée par la maladie de Jacques ou de Madeleine ; assise au chevet de l'un d'eux quand son mari calmé pouvait lui laisser prendre un peu de repos. Le son d'une parole trop vive ébranlait son être, un désir l'offensait ; pour elle, il fallait être amour voilé, force mêlée de tendresse, enfin tout ce qu'elle était pour les autres. Puis, vous le dirai-je, à vous si bien femme, cette situation comportait des langueurs enchanteresses, des moments de suavité divine et les contentements qui suivent de tacites immolations. (Honoré de Balzac, "Le Lys dans la vallée", 1836, 2. Les premières amours)>>.
(g) Quand Félix de Vandenesse doit rentrer à Paris, Henriette lui donne une lettre de conseils. Il doit pousser sa carrière selon les voies de l'honneur et du devoir. La lettre se résume par "noblesse oblige" pour les hommes et "les servir toutes, n'en aimer qu'une" pour les femmes. Cette stratégie est un mélange d'idéalisme mystique et du plus vif réalisme. Comme l'écrivait Balzac dans "La Physiologie du mariage" (1829), "les femmes les plus vertueuses ont en elles quelque chose qui n'est jamais chaste". Cette coexistence des contraires traverse tout le roman.
- <<Que votre supériorité soit toujours léonine. Ne cherchez pas d'ailleurs à complaire aux hommes. Dans vos relations avec eux, je vous recommande une froideur qui puisse arriver jusqu'à cette impertinence dont ils ne peuvent se fâcher ; tous respectent celui qui les dédaigne, et ce dédain vous conciliera la faveur de toutes les femmes qui vous estimeront en raison du peu de cas que vous ferez des hommes. Ne souffrez jamais près de vous des gens déconsidérés, quand même ils ne mériteraient pas leur réputation, car le monde nous demande également compte de nos amitiés et de nos haines ; à cet égard, que vos jugements soient longtemps et mûrement pesés, mais qu'ils soient irrévocables. Quand les hommes repoussés par vous auront justifié votre répulsion, votre estime sera recherchée ; ainsi vous inspirerez ce respect tacite qui grandit un homme parmi les hommes. Vous voilà donc armé de la jeunesse qui plaît, de la grâce qui séduit, de la sagesse qui conserve les conquêtes. Tout ce que je viens de vous dire peut se résumer par un vieux mot : noblesse oblige ! (Honoré de Balzac, "Le Lys dans la vallée", 1836, 2. Les premières amours)>>.
- <<Les jeunes femmes, mon ami, sont égoïstes, petites, sans amitié vraie, elles n'aiment qu'elles, elles vous sacrifieraient à un succès. D'ailleurs, toutes veulent du dévouement, et votre situation exigera qu'on en ait pour vous, deux prétentions inconciliables. Aucune d'elles n'aura l'entente de vos intérêts, toutes penseront à elles et non à vous, toutes vous nuiront plus par leur vanité qu'elles ne vous serviront par leur attachement ; elles vous dévoreront sans scrupule votre temps, vous feront manquer votre fortune, vous détruiront de la meilleure grâce du monde. Si vous vous plaignez, la plus sotte d'entre elles vous prouvera que son gant vaut le monde, que rien n'est plus glorieux que de la servir. Toutes vous diront qu'elles donnent le bonheur, et vous feront oublier vos belles destinées : leur bonheur est variable, votre grandeur sera certaine. Vous ne savez pas avec quel art perfide elles s'y prennent pour satisfaire leurs fantaisies, pour convertir un goût passager en un amour qui commence sur la terre et doit se continuer dans le ciel. Le jour où elles vous quitteront, elles vous diront que le mot "je n'aime plus" justifie l'abandon, comme le mot "j'aime" excusait leur amour, que l'amour est involontaire. Doctrine absurde, cher ! Croyez-le, le véritable amour est éternel, infini, toujours semblable à lui-même ; il est égal et pur, sans démonstrations violentes ; il se voit en cheveux blancs, toujours jeune de cœur. Rien de ces choses ne se trouve parmi les femmes mondaines, elles jouent toutes la comédie : celle-ci vous intéressera par ses malheurs, elle paraîtra la plus douce et la moins exigeante des femmes ; mais, quand elle se sera rendue nécessaire, elle vous dominera lentement et vous fera faire ses volontés ; vous voudrez être diplomate, aller, venir, étudier les hommes, les intérêts, les pays ? non, vous resterez à Paris ou à sa terre, elle vous coudra malicieusement à sa jupe ; et plus vous montrerez de dévouement, plus elle sera ingrate. Celle-là tentera de vous intéresser par sa soumission, elle se fera votre page, elle vous suivra romanesquement au bout du monde, elle se compromettra pour vous garder et sera comme une pierre à votre cou. Vous vous noierez un jour, et la femme surnagera. Les moins rusées des femmes ont des pièges infinis ; la plus imbécile triomphe par le peu de défiance qu'elle excite ; la moins dangereuse serait une femme galante qui vous aimerait sans savoir pourquoi, qui vous quitterait sans motif, et vous reprendrait par vanité. Mais toutes vous nuiront dans le présent ou dans l'avenir. Toute jeune femme qui va dans le monde, qui vit de plaisirs et de vaniteuses satisfactions, est une femme à demi corrompue qui vous corrompra. Là, ne sera pas la créature chaste et recueillie dans l'âme de laquelle vous régnerez toujours. Ah ! elle sera solitaire celle qui vous aimera : ses plus belles fêtes seront vos regards, elle vivra de vos paroles. Que cette femme soit donc pour vous le monde entier, car vous serez tout pour elle ; aimez-la bien, ne lui donnez ni chagrins ni rivales, n'excitez pas sa jalousie. Etre aimé, cher, être compris, est le plus grand bonheur, je souhaite que vous le goûtiez, mais ne compromettez pas la fleur de votre âme, soyez bien sûr du cœur où vous placerez vos affections. Cette femme ne sera jamais elle, elle ne devra jamais penser à elle, mais à vous ; elle ne vous disputera rien, elle n'entendra jamais ses propres intérêts et saura flairer pour vous un danger là où vous n'en verrez point, là où elle oubliera le sien propre ; enfin si elle souffre, elle souffrira sans se plaindre, elle n'aura point de coquetterie personnelle, mais elle aura comme un respect de ce que vous aimerez en elle. Répondez à cet amour en le surpassant. Si vous êtes assez heureux pour rencontrer ce qui manquera toujours à votre pauvre amie, un amour également inspiré, également ressenti, songez, quelle que soit la perfection de cet amour, que dans une vallée vivra pour vous une mère de qui le cœur est si creusé par le sentiment dont vous l'avez rempli, que vous n'en pourrez jamais trouver le fond. Oui, je vous porte une affection dont l'étendue ne vous sera jamais connue : pour qu'elle se montre ce qu'elle est, il faudrait que vous eussiez perdu cette belle intelligence, et alors vous ne sauriez pas jusqu'où pourrait aller mon dévouement. (Honoré de Balzac, "Le Lys dans la vallée", 1836, 2. Les premières amours)>>.
(h) Ayant connu, l'un et l'autre, l'idéalisation pathologique puis l'abandon d'une mère narcissique, Félix et Henriette ont une pré-science du chemin qui conduit la personnalité narcissique à la perversion. Mais leur sens moral les conduit à la sublimation du désir et à une certaine mystique. Ils se retrouvent dans un amour "à distance". Pendant les Cent Jours, Félix suit Louis XVIII à Gand. Il peut servir le roi et la reine de son cœur en allant porter un message aux Vendéens.
- <<Quoique je fusse impatient de marcher sur les traces de Charles envoyé récemment au congrès de Vienne, quoique je voulusse au risque de mes jours justifier les prédictions d'Henriette et m'affranchir de la vassalité fraternelle, mon ambition, mes désirs d'indépendance, l'intérêt que j'avais à ne pas quitter le roi, tout pâlit devant la figure endolorie de Mme de Mortsauf; je résolus de quitter la cour de Gand pour aller servir la vraie souveraine. Dieu me récompensa. L'émissaire envoyé par les Vendéens ne pouvait pas retourner en France, le roi voulait un homme qui se dévouât à y porter ses instructions. Le duc de Lenoncourt savait que le roi n'oublierait point celui qui se chargerait de cette périlleuse entreprise; il me fit agréer sans me consulter, et j'acceptai, bien heureux de pouvoir me retrouver à Clochegourde tout en servant la bonne cause. Après avoir eu, dès vingt et un ans, une audience du roi, je revins en France où, soit à Paris, soit en Vendée, j'eus le bonheur d'accomplir les intentions de Sa Majesté. Vers, la fin de mai, poursuivi par les autorités bonapartistes auxquelles j'étais signalé, je fus obligé de fuir en homme qui semblait retourner à son manoir, allant à pied de domaine en domaine, de bois en bois, à travers la haute Vendée, le Bocage et le Poitou, changeant de route suivant l'occurrence. J'atteignis Saumur, de Saumur je vins à Chinon, et de Chinon, en une seule nuit, je gagnai les bois de Nueil où je rencontrai le comte à cheval dans une lande ; il me prit en croupe, et m'amena chez lui, sans que nous eussions vu personne qui pût me reconnaître.
- Jacques est mieux, avait été son premier mot.
Je lui avouai ma position de fantassin diplomatique traqué comme une bête fauve, et le gentilhomme s'arma de son royalisme pour disputer à M. de Chessel le danger de me recevoir. En apercevant Clochegourde, il me sembla que les huit mois qui venaient de s'écouler étaient un songe. Quand le comte dit à sa femme en me précédant - Devinez qui je vous amène ?... Félix. (Honoré de Balzac, "Le Lys dans la vallée", 1836, 2. Les premières amours)>>.
- <<Quand je me couchai, je me recueillis pour l'entendre allant et venant dans sa chambre. Si elle demeura calme et pure, je fus travaillé par des idées folles qu'inspiraient d'intolérables désirs. - Pourquoi ne serait-elle pas à moi ? me disais-je. Peut-être est-elle comme moi, plongée dans cette tourbillonnante agitation des sens ? A une heure, je descendis, je pus marcher sans faire de bruit, j'arrivai devant sa porte, je m'y couchai ; l'oreille appliquée à la fente, j'entendis son égale et douce respiration d'enfant. Quand le froid m'eut saisi, je remontai, je me remis au lit et dormis tranquillement jusqu'au matin. Je ne sais à quelle prédestination, à quelle nature doit s'attribuer le plaisir que je trouve à m'avancer jusqu'au bord des précipices, à sonder le gouffre du mal, à en interroger le fond, en sentir le froid, et me retirer tout ému. Cette heure de nuit passée au seuil de sa porte où j'ai pleuré de rage, sans qu'elle ait jamais su que le lendemain elle avait marché sur mes pleurs et sur mes baisers, sur sa vertu tour à tour détruite et respectée, maudite et adorée ; cette heure, sotte aux yeux de plusieurs, est une inspiration de ce sentiment inconnu qui pousse des militaires, quelques-uns m'ont dit avoir ainsi joué leur vie, à se jeter devant une batterie pour savoir s'ils échapperaient à la mitraille, et s'ils seraient heureux en chevauchant ainsi l'abîme des probabilités, en fumant comme Jean Bart sur un tonneau de poudre. Le lendemain, j'allai cueillir et faire deux bouquets ; le comte les admira, lui que rien en ce genre n'émouvait, et pour qui le mot de Champcenet, "fait des cachots en Espagne", semblait avoir été dit. (Honoré de Balzac, "Le Lys dans la vallée", 1836, 2. Les premières amours)>>.
(i) Son service au roi lui vaut d'être nommé maître des requêtes au Conseil d'Etat. Plus tard, Félix succombe aux attaques d'une belle lady anglaise. Lady Dudley représente la facette perverse qui attire aussi bien Félix qu'Henriette. Le bruit de cette liaison se répand dans les Salons et dans la société. C'est la duchesse de Lenoncourt qui informe, sans ménagements, sa fille.
- <<Sans vouloir justifier ici mon crime, je vous ferai observer, Natalie, qu'un homme a moins de ressources pour résister à une femme que vous n'en avez pour échapper à nos poursuites. Nos mœurs interdisent à notre sexe les brutalités de la répression qui, chez vous, sont des amorces pour un amant, et que d'ailleurs les convenances vous imposent à nous, au contraire, je ne sais quelle jurisprudence de fatuité masculine ridiculise notre réserve ; nous vous laissons le monopole de la modestie pour que vous ayez le privilège des faveurs ; mais intervertissez les rôles, l'homme succombe sous la moquerie. Quoique gardé par ma passion, je n'étais pas à l'âge où l'on reste insensible aux triples séductions de l'orgueil, du dévouement et de la beauté. Quand lady Arabelle mettait à mes pieds, au milieu d'un bal dont elle était la reine, les hommages qu'elle y recueillait, et qu'elle épiait mon regard pour savoir si sa toilette était de mon goût, et qu'elle frissonnait de volupté lorsqu'elle me plaisait, j'étais ému de son émotion. (Honoré de Balzac, "Le Lys dans la vallée", 1836, 3. Les deux femmes)>>.
- <<Je pris le chemin que j'avais parcouru pédestrement six ans auparavant, et m'arrêtai sous le noyer. De là, je vis Mme de Mortsauf en robe blanche au bord de la terrasse. Aussitôt, je m'élançai vers elle avec la rapidité de l'éclair, et fus en quelques minutes au bas du mur, après avoir franchi la distance en droite ligne, comme s'il s'agissait d'une course au clocher. Elle entendit les bonds prodigieux de l'hirondelle du désert, et, quand je l'arrêtai net au coin de la terrasse, elle me dit : - Ah ! vous voilà !
Ces trois mots me foudroyèrent. Elle savait mon aventure. Qui la lui avait apprise ? Sa mère, de qui plus tard elle me montra la lettre odieuse ! La faiblesse indifférente de cette voix, jadis si pleine de vie, la pâleur mate du son révélaient une douleur mûrie, exhalaient je ne sais quelle odeur de fleurs coupées sans retour. L'ouragan de l'infidélité, semblable à ces crues de la Loire qui ensablent à jamais une terre, avait passé sur son âme en faisant un désert là où verdoyaient d'opulentes prairies. Je fis entrer mon cheval par la petite porte, il se coucha sur le gazon à mon commandement, et la comtesse, qui s'était avancée à pas lents, s'écria : - Le bel animal ! Elle se tenait les bras croisés pour que je ne prisse pas sa main, je devinai son intention. - Je vais prévenir M. de Mortsauf, dit-elle en me quittant. Je demeurai debout, confondu, la laissant aller, la contemplant, toujours noble, lente, fière, plus blanche que je ne l'avais vue, mais gardant au front la jaune empreinte du sceau de la plus amère mélancolie, et penchant la tête comme un lys trop chargé de pluie. (Honoré de Balzac, "Le Lys dans la vallée", 1836, 3. Les deux femmes)>>.
- <<- Chère sainte, repris-je, il faudrait que je fusse moins ému que je ne le suis pour t'expliquer que tu planes victorieusement au-dessus d'elle, qu'elle est une femme de la terre, une fille des races déchues, et que tu es la fille des cieux, l'ange adoré, que tu as tout mon cœur et qu'elle n'a que ma chair; elle le sait, elle en est au désespoir, et elle changerait avec toi, quand même le plus cruel martyre lui serait imposé pour prix de ce changement. Mais tout est irrémédiable. A toi l'âme, à toi les pensées, l'amour pur, à toi la jeunesse et la vieillesse ; à elle les désirs et les plaisirs de la passion fugitive ; à toi mon souvenir dans toute son étendue, à elle l'oubli le plus profond.
- Dites, dites, dites-moi donc cela, ô mon ami ! Elle alla s'asseoir sur un banc et fondit en larmes. La vertu, Félix, la sainteté de la vie, l'amour maternel, ne sont donc pas des erreurs. Oh ! jetez ce baume sur mes plaies ! Répétez une parole qui me rend aux cieux où je voulais tendre d'un vol égal avec vous ! Bénissez-moi par un regard, par un mot sacré, je vous pardonnerai les maux que j'ai soufferts depuis deux mois. (Honoré de Balzac, "Le Lys dans la vallée", 1836, 3. Les deux femmes)>>.
- <<Oui, vous m'avez infligé des souffrances inouïes. Dieu pardonnera sans doute à qui n'a connu l'affection que par la douleur. Mais, si les plus vives peines que j'aie éprouvées m'ont été imposées par vous, peut-être les ai-je méritées. Dieu n'est pas injuste. Ah ! oui, Félix, un baiser furtivement déposé sur un front comporte des crimes peut-être ! Peut-être doit-on rudement expier les pas que l'on a faits en avant de ses enfants et de son mari, lorsqu'on se promenait le soir afin d'être seule avec des souvenirs et des pensées qui ne leur appartenaient pas, et qu'en marchant ainsi, l'âme était mariée à une autre ! Quand l'être intérieur se ramasse et se rapetisse pour n'occuper que la place que l'on offre aux embrassements, peut-être est-ce le pire des crimes ! Lorsqu'une femme se baisse afin de recevoir dans ses cheveux le baiser de son mari pour se faire un front neutre, il y a crime ! Il y a crime à se forger un avenir en s'appuyant sur la mort, crime à se figurer dans l'avenir une maternité sans alarmes, de beaux enfants jouant le soir avec un père adoré de toute sa famille, et sous les yeux attendris d'une mère heureuse. Oui, j'ai péché, j'ai grandement péché ! J'ai trouvé goût aux pénitences infligées par l'Eglise, et qui ne rachetaient point assez ces fautes pour lesquelles le prêtre fut sans doute trop indulgent. Dieu sans doute a placé la punition au cœur de toutes ces erreurs en chargeant de sa vengeance celui pour qui elles furent commises. Donner mes cheveux, n'était-ce pas me promettre ? Pourquoi donc aimai-je à mettre une robe blanche ? ainsi je me croyais mieux votre lys ; ne m'aviez-vous pas aperçue, pour la première fois, ici, en robe blanche ? Hélas ! j'ai moins aimé mes enfants, car toute affection vive est prise sur les affections dues. Vous voyez bien, Félix ? toute souffrance a sa signification. Frappez, frappez plus fort que n'ont frappé M. de Mortsauf et mes enfants. Cette femme est un instrument de la colère de Dieu, je vais l'aborder sans haine, je lui sourirai ; sous peine de ne pas être chrétienne, épouse et mère, je dois l'aimer. Si, comme vous le dites, j'ai pu contribuer à préserver votre cœur du contact qui l'eût défleuri, cette Anglaise ne saurait me haïr. Une femme doit aimer la mère de celui qu'elle aime, et je suis votre mère. (Honoré de Balzac, "Le Lys dans la vallée", 1836, 3. Les deux femmes)>>.
(j) Le va-et-vient de Félix-Amédée entre Blanche-Henriette et Arabelle met fin à un clivage des représentations chez chacun des personnages. Henriette prend une pleine conscience de son désir physique. Elle jalouse la belle anglaise. Sans Félix, l'envie de vivre la quitte. Prenant à son compte la maladie imaginaire de son mari hypocondriaque, la comtesse se laisse mourir de faim et de soif. Pour abolir, par les sens, la force de l'idéal mystique de son amant, la marquise séductrice devient délibérément perverse. Apprenant par un dialogue de Louis XVIII et du duc l'agonie de la comtesse, Félix se précipite sur les bords de l'Indre, sans même prévenir milady. Il assiste aux regrets puis à la mort de son idéal.
- <<- Elle arrive au port, dit l'abbé Birotteau.
L'abbé de Dominis me regarda comme pour me répéter : - N'ai-je pas dit que l'étoile se lèverait brillante ?
Madeleine resta les yeux attachés sur sa mère, respirant quand elle respirait, imitant son souffle léger, dernier fil par lequel elle tenait à la vie, et que nous suivions avec terreur, craignant à chaque effort de le voir se rompre. Comme un ange aux portes du sanctuaire, la jeune fille était avide et calme, forte et prosternée. En ce moment, l'Angélus sonna au clocher du bourg. Les flots de l'air adouci jetèrent par ondées les tintements qui nous annonçaient qu'à cette heure la chrétienté tout entière répétait les paroles dites par l'ange à la femme qui racheta les fautes de son sexe. Ce soir l'Ave Maria nous parut une salutation du ciel. La prophétie était si claire et l'événement si proche que nous fondîmes en larmes. Les murmures du soir, brise mélodieuse dans les feuillages, derniers gazouillements d'oiseau, refrain et bourdonnements d'insectes, voix des eaux, cri plaintif de la rainette, toute la campagne disait adieu au plus beau lys de la vallée, à sa vie simple et champêtre. Cette poésie religieuse unie à toutes ces poésies naturelles exprimait si bien le chant du départ que nos sanglots furent aussitôt répétés. Quoique la porte de la chambre fût ouverte, nous étions si bien plongés dans cette terrible contemplation, comme pour en empreindre à jamais dans notre âme le souvenir, que nous n'avions pas aperçu les gens de la maison agenouillés en un groupe où se disaient de ferventes prières. Tous ces pauvres gens, habitués à l'espérance, croyaient encore conserver leur maîtresse, et ce présage si clair les accabla.
Sur un geste de l'abbé Birotteau, le vieux piqueur sortit pour aller chercher le curé de Saché. Le médecin, debout près du lit, calme comme la science, et qui tenait la main endormie de la malade, avait fait un signe au confesseur pour lui dire que ce sommeil était la dernière heure sans souffrance qui restait à l'ange rappelé. Le moment était venu de lui administrer les derniers sacrements de l'Eglise. A neuf heures, elle s'éveilla doucement, nous regarda d'un oeil surpris mais doux, et nous revîmes tous notre idole dans la beauté de ses beaux jours.
- Ma mère, tu es trop belle pour mourir, la vie et la santé te reviennent, cria Madeleine.
- Chère fille, je vivrai, mais en toi, dit-elle en souriant.
Ce fut alors des embrassements déchirants de la mère aux enfants et des enfants à la mère. M. de Mortsauf baisa sa femme pieusement au front. La comtesse rougit en me voyant.
- Cher Félix, dit-elle, voici, je crois, le seul chagrin que je vous aurai donné, moi ! mais oubliez ce que j'aurai pu vous dire, pauvre insensée que j'étais. Elle me tendit la main, je la pris pour la baiser, elle me dit alors avec son gracieux sourire de vertu : - Comme autrefois, Félix !... (Honoré de Balzac, "Le Lys dans la vallée", 1836, 3. Les deux femmes)>>.
- <<Aidée de Manette, la comtesse se leva, se mit à genoux devant le comte surpris, et voulut rester ainsi. Puis, quand Manette se fut retirée, elle releva sa tête, qu'elle avait appuyée sur les genoux du comte étonné.
- Quoique je me sois conduite envers vous comme une fidèle épouse, lui dit-elle d'une voix altérée, il peut m'être arrivé, monsieur, de manquer parfois à mes devoirs, je viens de prier Dieu de m'accorder la force de vous demander pardon de mes fautes. J'ai pu porter dans les soins d'une amitié placée hors de la famille des attentions plus affectueuses encore que celles que je vous devais. Peut-être vous ai-je irrité contre moi par la comparaison que vous pouviez faire de ces soins, de ces pensées et de celles que je vous donnais. J'ai eu, dit-elle à voix basse, une amitié vive que personne, pas même celui qui en fut l'objet, n'a connue en entier. Quoique je sois demeurée vertueuse selon les lois humaines, que j'aie été pour vous une épouse irréprochable, souvent des pensées, involontaires ou volontaires, ont traversé mon cœur, et j'ai peur en ce moment de les avoir trop accueillies. Mais comme je vous ai tendrement aimé, que je suis restée votre femme soumise, que les nuages, en passant sous le ciel, n'en ont point altéré la pureté, vous me voyez sollicitant votre bénédiction d'un front pur. Je mourrai sans aucune pensée amère si j'entends de votre bouche une douce parole pour votre Blanche, pour la mère de vos enfants, et si vous lui pardonnez toutes ces choses qu'elle ne s'est pardonnées à elle-même qu'après les assurances du tribunal duquel nous relevons tous.
- Blanche, Blanche, s'écria le vieillard en versant soudain des larmes sur la tête de sa femme, veux-tu me faire mourir ? Il l'éleva jusqu'à lui avec une force inusitée, la baisa saintement au front, et, la gardant ainsi : N'ai-je pas des pardons à te demander ? reprit-il. N'ai-je pas été souvent dur, moi ? Ne grossis-tu pas des scrupules d'enfant ?
- Peut-être, reprit-elle. Mais, mon ami, soyez indulgent aux faiblesses des mourants, tranquillisez-moi. Quand vous arriverez à cette heure, vous penserez que je vous ai quitté vous bénissant. Me permettez-vous de laisser à notre ami que voici ce gage d'un sentiment profond, dit-elle en montrant une lettre qui était sur la cheminée ? Il est maintenant mon fils d'adoption, voilà tout. Le cœur, cher comte, a ses testaments : mes derniers vœux imposent à ce cher Félix des oeuvres sacrées à accomplir, je ne crois pas avoir trop présumé de lui, faites que je n'aie pas trop présumé de vous en me permettant de lui léguer quelques pensées. Je suis toujours femme, dit-elle en penchant la tête avec une suave mélancolie, après mon pardon je vous demande une grâce. - Lisez ; mais seulement après ma mort, me dit-elle en me tendant le mystérieux écrit. (Honoré de Balzac, "Le Lys dans la vallée", 1836, 3. Les deux femmes)>>.
(k) Tout ce récit de Félix était adressé à Natalie, sa fiancée, qui s'étonnait de ses instants de rêverie. Le roman se termine par la réponse de la comtesse Natalie de Manerville au comte Félix de Vandenesse.
- <<Cher comte, vous avez reçu de cette pauvre Mme de Mortsauf une lettre qui, dites-vous, ne vous a pas été inutile pour vous conduire dans le monde, lettre à laquelle vous devez votre haute fortune. Permettez-moi d'achever votre éducation. De grâce, défaites-vous d'une détestable habitude ; n'imitez pas les veuves qui parlent toujours de leur premier mari, qui jettent toujours à la face du second les vertus du défunt. Je suis Française, cher comte ; je voudrais épouser tout l'homme que j'aimerais, et ne saurais en vérité épouser Mme de Mortsauf. Après avoir lu votre récit avec l'attention qu'il mérite, et vous savez quel intérêt je vous porte, il m'a semblé que vous aviez considérablement ennuyé lady Dudley en lui opposant les perfections de Mme de Mortsauf, et fait beaucoup de mal à la comtesse en l'accablant des ressources de l'amour anglais. Vous avez manqué de tact envers moi, pauvre créature, qui n'ai d'autre mérite que celui de vous plaire ; vous m'avez donné à entendre que je ne vous aimais ni comme Henriette, ni comme Arabelle. J'avoue mes imperfections, je les connais ; mais pourquoi me les faire si rudement sentir ? Savez-vous pour qui je suis prise de pitié ? pour la quatrième femme que vous aimerez. Celle-là sera nécessairement forcée de lutter avec trois personnes ; aussi dois-je vous prémunir, dans votre intérêt comme dans le sien, contre le danger de votre mémoire. Je renonce à la gloire laborieuse de vous aimer : il faudrait trop de qualités catholiques ou anglicanes, et je ne me soucie pas de combattre des fantômes. Les vertus de la Vierge de Clochegourde désespéreraient la femme la plus sûre d'elle-même, et votre intrépide amazone décourage les plus hardis désirs de bonheur. Quoi qu'elle fasse, une femme ne pourra jamais espérer pour vous des joies égales à son ambition. Ni le cœur ni les sens ne triompheront jamais de vos souvenirs. (Honoré de Balzac, "Le Lys dans la vallée", 1836, 4. A monsieur le comte Félix de Vandenesse)>>.
(l) Commentaire :
- << La cœxistence du bien et du mal, du sublime et du laid rendait ce roman illisible pour des contemporains qui préféraient l'unité de la représentation, même au prix de l'idéalisation et de la répétition de scènes déjà écrites. A l'inverse, les critiques modernes reprochent parfois à ce roman sa pudibonderie et son sentimentalisme. Ce roman a trop souvent été considéré comme un roman à une seule dimension, ou provocant ou moraliste. Or le lys est un symbole bipolaire. Il signifie la pureté mais devient aussi une fleur phallique qui exprime le désir dans les bouquets de Félix. Si "Le Lys dans la vallée" est aujourd'hui lisible, c'est pour son ambivalence, ses contradictions, et les nombreux lapsus qui échappent au personnage-narrateur. L'érotisme et le sacré se mêlent dans la recherche de jouissances raffinées, stimulées par la frustration. ("Le Lys dans la vallée" par Gisèle Seginger, document du web)>>.
(m) Voir Intersidéral.
(B) Religion.
(a) L'image du lys dans la vallée est une référence à une parabole ou une métaphore de Jésus de Nazareth. Elle est elle-même inspirée du "Cantique des cantiques", attribué au roi Salomon.
- <<Et pourquoi vous inquiéter au sujet du vêtement ? Regardez les lys des champs, je vous dis que Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n'a pas été vêtu comme l'un d'entre eux. Que si Dieu revêt de la sorte l'herbe des champs, qui est aujourd'hui et demain jetée au four, ne fera-t-il pas bien plus pour vous, gens de peu de Foi ! (Matthieu, "Evangile", VI, 28-29)>>.
(b) Références littéraires :
- <<Zacharie m'accompagna jusqu'à la frontière des Gaules. Le bonheur de recouvrer ma liberté étoit balancé par le chagrin de me séparer de ce vieillard. En vain je le pressai de me suivre, en vain je m'attendris sur les maux dont il étoit accablé. Il cueillit en marchant une plante de lis sauvage, dont la cime commençoit à percer la neige, et il me dit : "Cette fleur est le symbole du chef des Saliens et de sa tribu ; elle croît naturellement plus belle parmi ces bois que dans un sol moins exposé aux glaces de l'hiver ; elle efface la blancheur des frimas qui la couvrent, et qui ne font que la conserver dans leur sein, au lieu de la flétrir. J'espère que cette rude saison de ma vie, passée auprès de la famille de mon maître, me rendra un jour comme ce lis aux yeux de Dieu : l'âme a besoin, pour se développer dans toute sa force, d'être ensevelie quelque temps sous les rigueurs de l'adversité." En achevant ces mots, Zacharie s'arrêta, me montra le ciel où nous devions nous retrouver un jour, et, sans me laisser le temps de me jeter à ses pieds, il me quitta après m'avoir donné sa dernière leçon. C'est ainsi que Jésus-Christ, dont il imite l'exemple, se plaisoit à instruire ses disciples, en se promenant au bord du lac de Génésareth, et faisoit parler l'herbe des champs et le lis de la vallée. (François-René Chateaubriand, "Les Martyrs", Livre VII, Dernier paragraphe)>>.
- <<En caracolant joyeusement autour de la lice, l'attention du prince fut attirée par l'émotion encore visible qu'avait produite le mouvement présomptueux d'Isaac pour s'emparer d'une des premières places de l'assemblée. Le coup d'œil rapide du prince Jean lui fit reconnaître à l'instant le juif ; mais il fut bien plus agréablement impressionné par la vue de la belle fille de Sion, qui, épouvantée par le tumulte, se cramponnait au bras de son vieux père. Les charmes de Rébecca auraient pu, à la vérité, se comparer à ceux des plus orgueilleuses beautés de l'Angleterre, même aux yeux d'un connaisseur aussi perspicace que le prince Jean. Ses formes étaient d'une régularité exquise, que rehaussait encore une espèce de costume oriental, qu'elle portait selon la mode des femmes de son pays. Un turban de soie jaune s'harmonisait parfaitement avec son teint foncé, l'éclat de ses yeux, la magnifique arcade de ses sourcils, son nez aquilin, ses dents blanches comme des perles, et la profusion de ses cheveux noirs, arrangés en boucles ondoyantes, qui descendaient sur un cou et un sein d'un modelé parfait, que laissait à découvert une simarre de soie de Perse ornée de fleurs dans leurs couleurs naturelles et brodées sur un fond pourpre. Toutes ces grâces de la nature et de l'art composaient un ensemble qui ne le cédait en rien aux plus belles dames ou damoiselles qui l'entouraient. Il est vrai qu'au nombre des agrafes d'or enrichies de perles qui fermaient son corsage depuis la gorge jusqu'à la ceinture, les trois supérieures étaient restées ouvertes à cause de la chaleur, ce qui embellissait fort la vue à laquelle nous avons fait allusion. Un collier de diamants, avec des pendants d'oreilles d'un prix inestimable, devenaient aussi plus visibles par la même raison. Une plume d'autruche, attachée à son turban par une agrafe de brillants, ajoutait encore aux traits de la belle juive, que les dames orgueilleuses assises au-dessus d'elle faisaient semblant de mépriser et de tourner en ridicule, mais qui était enviée secrètement par celles-là mêmes qui affectaient de la critiquer.
– Par le crâne chauve d'Abraham ! dit le prince Jean, il faut que cette juive, là-bas, soit un modèle de beauté aussi parfait que celle dont les charmes tournèrent la tête du plus sage de tous les rois. Qu'en dis-tu, prieur Aymer ? Par le temple de ce sage roi, que notre très sage frère Richard n'a pu recouvrer, voilà la fiancée même du Cantique des Cantiques !
– La rose de Saaron et le lis de la vallée !… répondit le prieur d'un ton nasillard ; mais que Votre Grâce se souvienne que ce n'est qu'une juive !
– Oui, ajouta le prince Jean sans faire attention à ce qu'il disait, et voilà aussi mon Mammon d'iniquité, le marquis des marcs, le baron des besants, disputant sa place à des chiens sans argent, qui ont des manteaux râpés et pas une couronne dans la poche pour empêcher le diable d'y danser. Par le corps de saint Marc ! mon prince des subsides avec sa jolie juive aura un siège dans la galerie.
– Qu'est-elle, Isaac, ta femme ou ta fille, cette houri orientale que tu serres sous ton bras comme si c'était ton coffre-fort ? demanda le prince Jean.
– Ma fille Rébecca, s'il plaît à Votre Grâce, répliqua Isaac en saluant profondément, sans se laisser intimider par la salutation du prince, dans laquelle il voyait toutefois au moins autant d'ironie que de politesse. (Sir Walter Scott, 1819, "Ivanohé", traduction d'Alexandre Dumas, Chapitre VII)>>.
(c) "Vierge entre toutes les vierges", "Lys de la vallée", "Rose mystique" sont des vocables chrétiens qui désignent la Vierge Marie.
(d) Art. Dans l'iconographie chrétienne, l'archange Gabriel tient un lys quand, lors de l'Annonciation, il annonce à Marie la future naissance de Jésus.
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Mis en ligne le Jeudi 5 Juin 2008
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