Abstraction


(a) Le terme <abstraction> est attesté dans un écrit de 1361 sous la plume de Nicolas Oresme.


(b) Définition. L'abstraction est une opération mentale par laquelle l'esprit isole dans un objet une qualité particulière pour la considérer à part.


(c) <Faire abstraction d'une chose> revient au fait de "l'éliminer mentalement".


(d) Etymologie. Le mot latin féminin <abstractio, onis>, employé par Boèce (V ème siècle), signifie "action d'entraîner violement", "enlèvement", "abstention".


(e) Référence d'usage du terme :


- <<Les points, droites et plans de la géométrie euclidienne sont abstraits à partir d'une expérience technologique multimillénaire. «Abstraire» signifie retrancher des propriétés, pour n'en garder qu'un petit nombre, qu'on estime être les seules propriétés importantes, au moins pour le moment, pour le problème présent. On avait toujours réussi à exécuter un pointage plus précis que le précédent, à tracer un trait plus droit et plus fin que précédemment, à dresser un marbre plus plan que le précédent. On s'est alors imaginé qu'il n'y aurait pas de limites techniques ultimes, et on a imaginé les limites parfaites de cette situation : le point sans aucune dimension, la droite sans aucune épaisseur ni courbure ni poils, le plan sans épaisseur, sans courbure, sans torsion, sans texture, sans poils, l'infini et la puissance du continu, etc... Ce n'est que si on se souvient d'un tel héritage technologique, que l'on peut mettre en perspective une telle illusion abstraite. En effet, depuis 1900, les physiciens butent sur la limite atomique, non seulement pour les atomes, mais pour les électrons, et pour la lumière. A notre échelle macroscopique, nous disposons de quelque chose de plus petit qu'une fleur, pour nous informer sur la taille, la forme et les couleurs d'une fleur : c'est la lumière. A l'échelle élémentaire, nous ne disposons de rien de plus petit que l'électron pour nous dire si l'électron est petit, petit de combien, «où» il serait, net ou flou, localisé ou délocalisé, à quelle fréquence il pulse... Nous ne disposons de rien. Pour traiter de la microphysique ondulatoire avec spin, il faut faire de toutes autres mathématiques que celles que nos ancêtres nous ont léguées pour traiter du seul macroscopique. (Jacques Lavau, "Les quatre contrats qui lient les objets mathématiques", document du web, "Le contrat d'existence : la définition", "Les définitions doivent être référencées dans de l'expérience vérifiable")>>.


(f) Dans leur "Logique de Port-Royal", Antoine Arnauld Pierre Nicole (1625-1695) expliquent comment l'abstraction par généralisation permet de remonter d'éléments (même complexes) vers des propriétés générales. A partir des exemples différents, fournis par les triangles rectangles, isocèles ou équilatéraux, on peut tenter de dégager les propriétés communes des triangles :


- <<Je me forme une idée qui peut représenter toute sorte de triangles (Arnauld et Nicole "Logique de Port-Royal").


(g) Aristote :


- une méthode de raisonnement par abstraction (<aphairesis>) ;


- une méthode de raisonnement par négation (<apophasis>).


(h) Il ne peut y avoir de réflexion sans abstraction. Mais tous les mots que l'on forge pour nommer ces abstractions ne peuvent prétendre, ipso facto, à une correspondance dans la réalité. D'où la méthode hypothético-déductive qui élabore des concepts cohérents et sélectionne les concepts pertinents. Ils doivent satisfaire des règles de cohérence, de pertinence et de simplicité (règle d'économie, selon le rasoir d'Occam) qui caractérisent la méthode scientifique.


(i) Mais l'abstraction n'est qu'un premier mouvement (réduction, pensée du même) qui doit être composé avec les résultats d'autres abstractions pour reproduire la complexité du réel (pensée de la diversité, synergie). En effet, le seul moment de l'abstraction aboutit à une pensée partielle voire à une pensée partiale.


- <<Le processus d'abstraction ne consiste pas à obtenir de rigoureuses définitions. Depuis plus de deux mille ans, aucun progrès n'a été accompli dans cette direction. Ce processus d'abstraction ressemble plutôt à une sorte de strip-tease : il consiste à partir d'un objet ou d'un concept particulier, riche de multiples aspects et propriétés, et à en ôter timidement quelques unes, avec beaucoup d'hésitations, et souvent de provocations. Avec pour tout résultat la frustration de ne pas pouvoir saisir l'essence convoitée, de ne pas atteindre ce nu intégral qu'est l'Idée platonicienne, l'impossible définition que Socrate, par une sournoise hypocrisie, s'avouait incapable d'obtenir lui même. Mais qui dit "strip-tease" pense à "dévoiler", à découvrir" une nature [qui] aime être cachée ([he] physis kryptesthai philei) selon Héraclite. La découverte est littéralement synonyme de "vérité" chez les grecs présocratiques, l'alètheia de Parménide. La vérité avait plutôt le sens d'une concordance, homoiosis, d'adéquation entre deux perceptions, de cohérence, "l'idoinité" de Ferdinand Gonseth, et rejoint le concept de validité d'une métaphore. La vérité n'avait donc pas à cette époque la connotation qu'elle a prise de nos jours, où une proposition ou une assertion est "vraie" au sens où elle est conforme à une "vérité" extérieure, supposée exister avant toute expérience humaine. Cette vérité ontologique (de ontos, être) suppose une adéquation à un idéal, de l'idée platonicienne à celle d'une entité divine. Mais sommes-nous obligés de choisir entre ces deux mondes, celui qui nous a été donné et celui que nous avons créé ? Il ne suffit plus aux hommes de se nourrir et d'assurer leurs descendance. Il leur faut comprendre en le construisant le monde qu'ils perçoivent et sur lequel ils agissent. Mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons, tel a été et demeure le moteur de ce qui est devenu le progrès scientifique, condition nécessaire au progrès technologique. <<(Jean-Pierre Aubin, "La mort du devin. L'émergence du démiurge. Essai sur la Contingence, la Viabilité et l'Inertie des systèmes", document du web, Abstraction)>>.


(j) Conséquences philosophiques d'un abus de l'abstraction :


- <<Le XVIIe siècle avait finalement produit un schéma de pensée scientifique mis au point par des mathématiciens pour des mathématiciens. La grande caractéristique de l'esprit mathématique est sa capacité de manipuler des abstractions ; et d'en tirer des suites de raisonnements claires et démonstratives, tout à fait satisfaisantes tant que c'est à ces abstractions qu'on désire penser. A la suite du succès énorme de l'abstraction scientifique, qui produit d'une part la matière, avec sa localisation simple dans l'espace et le temps, et d'autre part l'esprit, qui perçoit, souffre et raisonne, mais n'interfère pas, la tâche de les accepter comme l'expression la plus concrète des faits s'est vue refilée à la philosophie. Dès lors, la philosophie moderne a été détruite. Elle a oscillé de manière complexe entre trois extrêmes. Il y a les dualistes, qui acceptent la matière et l'esprit sur un pied d'égalité, et les deux espèces de monistes, ceux qui mettent l'esprit dans la matière et ceux qui mettent la matière dans l'esprit. Mais jongler avec des abstractions ne pourra jamais permettre de surmonter la confusion inhérente que détermine l'attribution au schéma théorique du XVIIe siècle d'un caractère concret déplacé. (Whitehead, "Science and the Modern World")>>.


(k) Les Mathématiques (anciennes ou modernes) sont le domaine privilégié de l'abstraction.


- <<Quelle est donc l'exacte relation de la Mathématique à la Physique ? Cette relation, Aristote ne cesse de la définir et de la préciser. Les objets que la Mathématique étudie ne sont pas des êtres distincts de ceux qu'étudie la Physique ; les mêmes objets peuvent être soumis aux spéculations du mathématicien et à celles du physicien ; mais celui-ci les considère tels qu'ils sont en réalité, c'est-à-dire comme unis à la matière ; celui-là les analyse après les avoir, par abstraction, séparés de la matière. «C'est, en effet, le propre des êtres mobiles de se prêter à une telle séparation, effectuée par l'intelligence, et cela sans que ceux qui pratiquent une telle abstraction engendrent aucune contradiction, aucune erreur». Le physicien prendra pour sujet de ses études le nez courbé, réalisé en chair et en os ; le mathématicien raisonnera sur la courbure abstraite, sans se soucier de savoir si cette courbure se trouve réalisée en un nez ou en aucun autre corps réel. «Le mathématicien construit sa théorie à l'aide des objets que lui fournit l'abstraction. Il spécule après avoir retranché tout ce qui tombe sous les sens, telles la gravité ou la légèreté, la dureté ou la mollesse, tels le chaud ou le froid et toutes les qualités sensibles qui s'opposent les unes aux autres ; il ne garde que la quantité et la continuité, pour certains objets suivant une dimension, pour d'autres objets suivant deux dimensions ; les passions diverses dont ces objets peuvent être affectées, il les considère seulement au point de vue de la grandeur et de la continuité ; en ces passions, il n'étudie rien d'autre que cela. [Aristote, "Métaphysique"]». (Pierre Duhem, "Le Système du monde. Histoire des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic", Hermann, Paris, Partie I, La cosmologie hellénique, Chapitre IV, La Physique d'Aristote)>>.


(k) Références littéraires :


- <<Trissotin

Je m'attache pour l'ordre au péripatétisme.

Philaminte

Pour les abstractions, j'aime le platonisme.

Armande

Epicure me plaît, et ses dogmes sont forts.

Bélise

Je m'accommode assez pour moi des petits corps ;

Mais le vuide à souffrir me semble difficile,

Et je goûte bien mieux la matière subtile.

(Molière, "Les Femmes savantes", 1672, Acte II, Scène II)>>.


- <<Mais ces beautés sur toile ne lui suffisaient pas. Il était venu chercher des types vivants et réels. Depuis assez longtemps il se nourrissait de poésie écrite et peinte, et il avait pu s'apercevoir que le commerce des abstractions n'était pas des plus substantiels. Sans doute, il eût été beaucoup plus simple de rester à Paris et de devenir amoureux d'une jolie femme, ou même d'une laide comme tout le monde ; mais Tiburce ne comprenait pas la nature, et ne pouvait la lire que dans les traductions. Il saisissait admirablement bien tous les types réalisés dans les oeuvres des maîtres, mais il ne les aurait pas aperçus de lui-même s'il les eût rencontrés dans la rue ou dans le monde ; en un mot, s'il eût été peintre, il aurait fait des vignettes sur les vers des poètes ; s'il eût été poète, il eût fait des vers sur les tableaux des peintres. L'art s'était emparé de lui trop jeune et l'avait corrompu et faussé ; ces caractères-là sont plus communs que l'on ne pense dans notre extrême civilisation, où l'on est plus souvent en contact avec les oeuvres des hommes qu'avec celles de la nature. (Théophile Gautier, "Contes fantastiques", 1831, La Toison d'or)>>.


- <<"Cette réputation tant désirée est presque toujours une prostituée couronnée. Oui, pour les basses oeuvres de la littérature, elle représente la pauvre fille qui gèle au coin des bornes ; pour la littérature secondaire, c'est la femme entretenue qui sort des mauvais lieux du journalisme et à qui je sers de souteneur ; pour la littérature heureuse, c'est la brillante courtisane insolente, qui a des meubles, paye des contributions à l'Etat, reçoit les grands seigneurs, les traite et les maltraite, a sa livrée, sa voiture, et qui peut faire attendre ses créanciers altérés. Ah ! ceux pour qui elle est, pour moi jadis, pour vous aujourd'hui, un ange aux ailes diaprées, revêtu de sa tunique blanche, montrant une palme verte dans sa main, une flambloyante épée dans l'autre, tenant à la fois de l'abstraction mythologique qui vit au fond d'un puits et de la pauvre fille vertueuse exilée dans un faubourg, ne s'enrichissant qu'aux clartés de la vertu par les efforts d'un noble courage, et revolant aux cieux avec un caractère immaculé, quand elle ne décède pas souillée, fouillée, violée, oubliée dans le char des pauvres ; ces hommes à cervelle cerclée de bronze aux coeurs encore chauds sous les tombées de neige de l'expérience, ils sont rares dans le pays que vous voyez à nos pieds", dit-il en montrant la grande ville qui fumait au déclin du jour. (Honoré de Balzac, "Illusions perdues", 1837, Partie II, Un grand homme de province à Paris)>>.


- <<- L'art est comme la nature, lui dis-je : il est toujours beau. Il est comme Dieu, qui est toujours bon, mais il est des temps où il se contente d'exister à l'état d'abstraction, sauf à se manifester plus tard quand ses adeptes en seront dignes. Son souffle ranimera alors les lyres longtemps muettes ; mais pourra-t-il faire vibrer celles qui se seront brisées dans la tempête ? L'art est aujourd'hui en travail de décomposition pour une éclosion nouvelle. Il est comme toutes les choses humaines, en temps de révolution, comme les plantes qui meurent en hiver pour renaître au printemps. Mais le mauvais temps fait périr beaucoup de germes. Qu'importent dans la nature quelques fleurs ou quelques fruits de moins ? Qu'importent dans l'humanité quelques voix éteintes, quelques coeurs glacés par la douleur ou par la mort ? Non, l'art ne saurait me consoler de ce que souffrent aujourd'hui sur la terre la justice et la vérité. L'art vivra bien sans nous. Superbe et immortel comme la poésie, comme la nature, il sourira toujours sur nos ruines. Nous qui traversons ces jours néfastes, avant d'être artistes, tâchons d'être hommes ; nous avons bien autre chose à déplorer que le silence des muses. (George Sand, "La Petite Fadette", 1849, Préface de septembre 1848)>>.


- <<Point de systèmes, beaucoup d'oeuvres. Les spéculations abstruses contiennent du vertige ; rien n'indique qu'il hasardât son esprit dans les apocalypses. L'apôtre peut être hardi, mais l'évêque doit être timide. Il se fût probablement fait scrupule de sonder trop avant de certains problèmes réservés en quelque sorte aux grands esprits terribles. Il y a de l'horreur sacrée sous les porches de l'énigme ; ces ouvertures sombres sont là béantes, mais quelque chose vous dit, à vous passant de la vie, qu'on n'entre pas. Malheur à qui y pénètre ! Les génies, dans les profondeurs inouïes de l'abstraction et de la spéculation pure, situés pour ainsi dire au-dessus des dogmes, proposent leurs idées à Dieu. Leur prière offre audacieusement la discussion. Leur adoration interroge. Ceci est la religion directe, pleine d'anxiété et de responsabilité pour qui en tente les escarpements. (Victor Hugo, "Les Misérables", 1862, Partie I, Livre I, Chapitre XIV, Ce qu'il pensait)>>.


(l) Voir Abstraction comme exclusion. Abstraction et diversité. Inconnaissable. Induction. Intellect. Mystique. Principe d'économie de pensée. Réductionnisme. Sensible. Théologie négative.


(m) Lire "Réalité Représentations". "Economie Temps".






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Auteur.

Hubert Houdoy

Mis en ligne le Mardi 10 Juin 2008



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