Cerveau trompeur


(a) Dans "Le Paradigme perdu : la nature humaine", Edgar Morin insistait sur le fait que l'homme est incapable de discerner avec certitude ses sensations internes et ses sensations externes. C'est le cas avec les mirages, les illusions d'optique et les hallucinations. En partie pour cette raison, il proposait de remplacer la vaniteuse et redondante appellation Homo sapiens sapiens par le plus réaliste qualificatif de Homo sapiens demens.


(b) Ce thème de recherche a été repris par nombre de laboratoires. On sait maintenant que, dans la vision, 20 % de l'information vient du nerf optique et 80 % vient d'autres zones du cerveau, c'est-à-dire de la mémoire et l'imagination. Le délire n'est donc pas une exception.


(c) Ces travaux ont fait l'objet d'une présentation générale par la revue "Science & Vie", en septembre 2004.


- Citation : <<Mais il est une illusion plus troublante encore, dont nous peinons à reconnaître l'existence peut-être parce qu'au fond, nous en avons confusément conscience... De quoi s'agit-il ? Des artifices mentaux qui nous procurent une vision indéfectiblement positive du monde et de nous-même, même si c'est en dépit de toute logique. Leur but ? Accroître artificiellement notre sensation de contrôle sur les événements afin de réduire l'anxiété naturellement ressentie face aux aléas du futur. En d'autres termes, ils nous aident à vivre ! Ainsi, des études menées en psychologie expérimentale depuis une vingtaine d'années sur ce phénomène montrent que 60 à 70 % des individus pensent qu'ils sont plus aptes qu'autrui à se ménager un avenir heureux : ils estiment par exemple qu'ils ont plus de chances que les autres d'avoir une promotion professionnelle, et moins de risques d'avoir un accident de voiture ou de contracter une maladie grave ! Selon Isabelle Milhabet, du laboratoire de psychologie expérimentale de l'université Nice-Sophia Antipolis, le phénomène est particulièrement marqué pour les événements négatifs : nous estimons généralement que la probabilité qu'ils touchent autrui est de 20 % supérieure à la nôtre... Et puisque chacun pense la même chose à son propre sujet, cela pose un évident problème de logique ! (Science & Vie, 1044, septembre 2004, "Votre cerveau vous trompe", page 58)>>.


(d) Illusion ethnique. Une société composée d'individus dont chaque cerveau est trompeur produit naturellement une vérité ou un dogme dont la pertinence à l'égard de la réalité est très peu probable. Des expériences ont prouvé que l'individu préfère remettre en cause ses perceptions que de se trouver mis en minorité.


(e) Mythe. A supposer que les hommes soient dans une caverne, ils préféreront le spectacle social qu'ils projettent sur le fond noir, à la lumière de l'extérieur. Celui qui leur fait remarquer qu'ils ne savent rien et ne voient rien (par leurs yeux) est en danger de mort.


(f) Explication théorique. Dans "L'arbre de la connaissance" (Addison-Wesley France, Paris, 1994, avec Humberto Maturana), le chercheur chilien Francisco Varela explique pourquoi le cerveau ne peut pas représenter l'Univers tel qu'il est. Il propose le concept de clôture opérationnelle. La réalité indépendante est une globalité. Toute représentation (une réalité partielle) que nous en produisons est construite comme une totalité déterministe.


- <<Le système nerveux ne représente pas le monde. Et il ne le pourrait pas ! Il fonctionne continuellement comme un système déterminé avec une clôture opérationnelle : réseau de composants actifs dans lequel chaque changement dans les relations entre les activités conduit à d'autres changements dans les relations entre les activités. (Gérard Sabah, notes de lecture sur "L'arbre de la connaissance", document du web)>>.


(g) Le cerveau trompeur ne serait-il la base biologique de la vanité ?


- <<Néanmoins, une question se pose toujours à nous : que doit faire un romancier qui présente à ses lecteurs des types tout à fait "ordinaires" pour les rendre tant soit peu intéressants ? Il est absolument impossible de les exclure du récit, car ces gens ordinaires constituent à chaque instant, et pour la plupart, une trame nécessaire aux divers événements de la vie ; en les éliminant, on nuirait à la véracité de l'oeuvre. D'autre part, peupler les romans de types ou simplement de personnages étranges et extraordinaires, serait tomber dans l'invraisemblance, voire dans l'insipidité. A notre avis, l'auteur doit s'efforcer de découvrir des nuances intéressantes et suggestives, même cher les gens ordinaires. Mais lorsque, par exemple, la caractéristique même de ces gens réside dans leur sempiternelle vulgarité, ou, mieux encore, lorsqu'en dépit de tous leurs efforts pour sortir de la banalité et de la routine, ils y retombent irrémédiablement, alors ils acquièrent une certaine valeur typique ; ils deviennent représentatifs de la médiocrité qui ne veut pas rester ce qu'elle est et qui vise à tout prix à l'originalité et à l'indépendance, sans disposer d'aucun moyen pour y parvenir. A cette catégorie de gens "vulgaires" ou "ordinaires" appartiennent quelques personnages de notre récit, sur lesquels (je l'avoue) le lecteur n'a guère été éclairé. Ce sont notamment Varvara Ardalionovna Ptitsyna, son époux M. Ptitsyne et son frère Gavrila Ardalionovitch. Il n'y a rien de plus vexant que d'être, par exemple, riche, de bonne famille, d'extérieur avenant, passablement instruit, pas sot, même bon, et de n'avoir néanmoins aucun talent, aucun trait personnel, voire aucune singularité, de ne rien penser en propre ; enfin, d'être positivement cc comme tout le monde ». On est riche, mais pas autant que Rothschild ; on a un nom honorable, mais sans lustre ; on se présente bien, mais sans produire aucune impression ; on a reçu une éducation convenable, mais qui ne trouve pas son emploi ; on n'est pas dénué d'intelligence, mais on n'a pas d'idées à soi ; on a du coeur, mais aucune grandeur d'âme ; et ainsi de suite sous tous les rapports. Il y a, de par le monde, une foule de gens de cet acabit, plus même qu'on ne le saurait croire. Ils se divisent, comme tous les hommes, en deux catégories principales : ceux qui sont bornés et ceux qui sont "plus intelligents". Ce sont les premiers les plus heureux. Un homme « ordinaire » d'esprit borné peut fort aisément se croire extraordinaire et original, et se complaire sans retenue dans cette pensée. Il a suffi à certaines de nos demoiselles de se couper les cheveux, de porter des lunettes bleues et de se dire nihilistes pour se persuader aussitôt que ces lunettes leur conféraient des "convictions" personnelles. Il a suffi à tel homme de découvrir dans son coeur un atome de sentiment humanitaire et de bonté pour s'assurer incontinent que personne n'éprouve un sentiment pareil et qu'il est un pionnier du progrès social. Il a suffi à un autre de s'assimiler une pensée qu'il a entendu formuler ou lue dans un livre sans commencement ni fin, pour s'imaginer que cette pensée lui est propre et qu'elle a germé dans son cerveau. C'est un cas étonnant d'impudence dans la naïveté, s'il est permis de s'exprimer ainsi ; pour invraisemblable qu'il paraisse, on le rencontre constamment. Cette foi candide et outrecuidante d'un sot qui ne doute ni de lui ni de son talent a été admirablement rendue par Gogol dans le type étonnant du lieutenant Pirogov. Pirogov ne doute pas qu'il soit un génie et même plus qu'un génie ; il en doute si peu qu'il ne se pose même pas la question ; d'ailleurs, il n'y a pas de questions pour lui. Le grand écrivain s'est vu obligé, au bout du compte, de lui administrer une correction pour donner satisfaction au sentiment moral de son lecteur. Mais il a constaté que son héros n'en avait pas été autrement affecté et que, s'étant secoué après sa correction, il avait tout bonnement mangé un petit pâté pour se remettre. Aussi a-t-il perdu courage et planté là ses lecteurs. J'ai toujours regretté que Gogol ait pris son Pirogov dans un grade aussi bas, car ce personnage est si plein de lui-même que rien ne pourrait l'empêcher de se croire, par exemple, un grand capitaine, à mesure que grossiraient ses épaulettes, selon le temps de service et l'avancement. Que dis-je, se croire ? Il n'en douterait point : si on le nomme général, que lui manque-t-il pour être grand capitaine ? Et combien de guerriers de cette trempe n'aboutissent-ils pas à d'épouvantables fiascos sur les champs de bataille ? Et combien de Pirogov n'y a-t-il pas eu parmi nos littérateurs, nos savants, nos propagandistes ! J'ai dit "n'y a-t-il pas eu" ; mais il en existe certainement encore à présent... (Fédor Dostoïevski, "L'Idiot", traduction de A. Mousset, Gallimard, 1953, Tome II, pages 244-247)>>.


(h) En quoi notre cerveau trompeur annonce-t-il ce constat, cher à Michel Serres, "nous avons tous besoin d'un récit pour exister" ?


- <<En filant le texte de mon conte, je tisse le fil de ma vie, comme le faisaient les Parques. N'ai-je plus rien à dire ni à raconter, il faut, vite, que j'invente pour combler ce trou de néant dont je sens et vis souvent le vide. Alors, affolé, j'augmente. J'exagère, gonfle, remplace. Je crée ou je mens ? Au risque éthique du mensonge, au risque pathétique de la paranoïa, je me prends pour un dieu créateur à la parole performative : je crois, dur comme fer ou de mauvaise foi, que je vis vraiment comme je dis et tente, éperdument, de le faire croire. Devenu faux dieu trompeur, j'échange ma vie contre la vérité ; je mens pour exister. La pathologie, qui me trouve malade, et la morale, qui me juge menteur, prennent-elles en compte cette augmentation venue de cet affolement de mourir sans cette enflure, oedème ou bouée de sauvetage fluctuante sur la mer du Rien ? Or le terme auteur, je l'ai dit, a pour origine ce verbe augmenter. D'où lui viennent cet élargissement, cette emphase ? La parole arrondit les joues, avance les lèvres, souffle du vent, influence les âmes. Ai-je donc le verbe haut ? Quoi que je dise, ma langue sonore excède le fait silencieux, mon verbe se décale de l'événement muet. Le récit ne crée pas exactement le je vivant et agissant dans la réalité. Entre dire, doux, et faire, dur, persiste au moins un décalage énergétique et informationnel. Du coup, l'enjeu et l'angoisse d'exister, pour de vrai, dépassent le souci de l'authenticité véridique. Je caresse même l'idée que si je m'en tenais toujours à la stricte loyauté, en rabotant implacablement l'imaginaire, le compassionnel, la logique des ensembles flous, l'espérance aveugle des projets, l'angoisse folle de durer, bref, le virtuel, l'irréel, le possible et le rêve, j'entrerais dans une psychorigidité d'une rigueur si coupante qu'elle m'empêcherait de vivre et interdirait à mon entourage ses aises. Il m'arrive donc de prêter moins attention à la véracité du dire qu'à son aura, sa brillance possible, l'enthousiasme qu'il communique et la chaleur qu'il propage ; voilà pourquoi, voguant sur les ondes longues de la voix, je parle mieux que je n'écris. L'éloquence élève la chair comme un sou de levain aère la pâte. Le vrai cru, net et précis me paraît souvent plat, mécanique, cruel, aseptique. Homme de théâtre, peut-être, romancier, conteur en tout cas, je n'ai pas dû quitter les fascinations de l'enfance pour l'errance initiatique. Je crois qu'enchanteur, le langage vaut par ses bases musicales, son rythme, formes et couleurs, et qu'il nous advint pour qu'on vive, danse et s'enlève, pour que, par ses sons, nous construisions un autre monde, le nôtre propre, léger. Par exemple extravagant, les vérités translucides des mathématiques me fascinent moins de leur rigueur démonstrative qu'en bâtissant mille palais de glace dont je visite sans me lasser les architectures aux inépuisables merveilles ; en ce paradis-là, une incroyable accumulation d'évidences tord l'intuition de bon sens si souvent et accède à des trouvailles si torturantes que la vérité y acquiert le statut transcendant de l'extase ; j'y ai appris à aimer le vrai aux conditions susdites de l'enchantement. Quant aux vérités intimes, elles s'accompagnent chez moi d'un tel déploiement d'émois - du coup, je vois plus l'émotion que l'état, donc le mouvement mieux que la chose stable - que je les perçois tremblantes, moins de flou et d'obscurité que d'une lumière excessive ; je les vois mal plutôt par excès que par défaut. (Michel Serres, "Récits d'humanisme", Le Pommier, 2006, pages 68-69)>>.


(i) Pour "La Psychologie de la Motivation" de Paul Diel, ce cerveau trompeur, véritable "péché originel de l'humanité", devient la fausse motivation ou fausse rationnalisation de nos actions.


- <<L'accès au conscient ouvre à l'homme la possibilité de la représentation et de l'anticipation, immense pas évolutif, mais qui comporte le danger de représentations erronées et d'anticipations (projets) irréalistes, qui désorientent sa capacité de choix et font prendre de fausses directions à sa recherche de satisfaction. L'effroi provoqué par l'évocation de sa mort future peut lui faire perdre sa confiance dans la valeur de la vie et le désorganiser intérieurement. L'éthique s'inscrit dans la nécessité d'une auto-organisation que l'instinct n'assure plus. Ce qui est instinctivement organisé au niveau animal a besoin de s'organiser, consciemment et surconsciemment, psychiquement, au niveau humain. (Maridjo Graner, "Fondements du lien social", document du web)>>.


(j) Une parfaite illustration des illusions du cerveau trompeur. La panique soit-disant provoquée par Orson Welles en mettant en scène à la radio (CBS, 30 octobre 1938) le roman d'HG Wells, "La guerre des mondes", n'est rien moins qu'une fausse rumeur. Chacun se dit "Moi je suis rationnel, mais les autres paniquent pour un rien". On trouvera les références précises dans l'ouvrage du sociologue français Pierre Lagrange, "La guerre des mondes a-t-elle eu lieu ?" (Robert Laffont, 2005).


(k) Voir Bouc émissaire. Clivage. Clivage de la pulsion. Clivage des représentations. Déterministe. Fétiche. Fétichisme. Influence. Jésus de Nazareth. Mort de Socrate. Mythologie. Platon. Refus de voir. Refus du réel. Réseau de neurones. Sensations internes et sensations externes. Socrate. Vérité et tolérance.


(l) Lire "Réalité Représentations". "Trois Niveaux". "Fétiche et Totalité".



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Auteur. Hubert Houdoy Mis en ligne le Samedi 24 Mai 2008



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