Homo sapiens demens


(a) <Homo sapiens demens>, "homme savant fou", est une formule, employée par Edgar Morin dans "Le Paradigme perdu : la nature humaine" (Seuil, Point, 1973), pour désigner l'humanité. L'idée est reprise dans "La méthode", Tome 5, "L'humanité de l'humanité" et dans l'Ethique.


- <<Aucun dispositif dans le cerveau ne permet de distinguer les stimuli externes des stimuli internes, c'est-à-dire le rêve de la veille, l'hallucination de la perception, l'imaginaire de la réalité, le subjectif de l'objectif. Aucun des messages parvenant à l'esprit ne peut être désambiguïsé en lui-même. (Edgar Morin, "Le paradigme perdu : la nature humaine", pages 138-139)>>.


- <<Dès lors surgit la face cachée par le concept rassurant et émollient de sapiens. C'est un être d'une affectivité intense et instable qui sourit, rit, pleure, un être anxieux et angoissé, un être jouisseur, ivre, extatique, violent, aimant, un être envahi par l'imaginaire, un être qui sait la mort et ne peut y croire, un être qui secrète le mythe et la magie, un être possédé par les esprits et les dieux, un être qui se nourrit d'illusions et de chimères, un être subjectif dont les rapports avec le monde objectif sont toujours incertains, un être soumis à l'erreur, à l'errance, un être ubrique qui produit du désordre. Et comme nous appelons folie la conjonction de l'illusion, de la démesure, de l'instabilité, de l'incertitude entre réel et imaginaire, de la confusion entre subjectif et objectif, de l'erreur, du désordre, nous sommes contraints de voir qu'homo sapiens est homo demens.(...) L'intensité de l'intelligence ne va jamais sans l'intensité des émotions ressenties et exprimées, et même la raison et la vérité s'originent dans la démesure des passions et des affects. Il n'y a de sérénité de la raison que momentanée et précaire : les progrès de la complexité, de l'intelligence, de la communication entre individus, les progrès de la société se sont faits malgré, avec ou à cause du désordre, de l'erreur, du fantasme. (Edgar Morin et Massimi Pacifico)>>.


- <<Homo est sapiens-demens. Il n'est pas seulement raisonnant, raisonnable, calculateur, il est aussi porté à la démesure et au délire. Il n'y a pas de frontière claire entre rationalité et délire car l'affectivité les recouvre tous deux. Il n'y a pas non plus de frontière à l'intérieur de l'affectivité qui puisse indiquer à quel moment celle-ci devient immodérée et délirante. Kostas Axelos écrit : «L'énorme besoin d'affection et de tendresse qui habite l'homme depuis son enfance et jusqu'à sa mort se mélange quasi inexorablement avec des manifestations de violence, de cruauté et de sauvagerie. [Kostas Axelos, "Pour une éthique problématique", Minuit, 1972]» Aussi, sagesse et folie, rationalité et démence ne voisinent pas «sagement» en nous. Il n'y a donc pas de frontière claire entre sapiens et demens parce qu'il n'y a pas de frontière claire entre l'affectivité, la passion, la démesure, le délire. Il nous faut donc assumer la dialogique raison -passion. Assumer la dialogique raison-passion signifie garder toujours la raison comme veilleuse, c'est-à-dire entretenir toujours la petite flamme de la conscience rationnelle jusque dans l'exaltation de la passion. C'est vivre, sans jamais le laisser se dégrader, un jeu en yin yang entre raison et passion, qui non seulement les maintient l'une en l'autre, mais où l'excroissance de l'une stimule la croissance de l'autre. La rationalité est nécessaire pour pouvoir détecter l'erreur et l'illusion dans la passion, lui donner la lucidité qui lui évite de chavirer dans le délire, mais seule peut le faire une raison qui réfléchit et agit sur elle-même. La passion est nécessaire à l'humanisation de la raison, qui l'empêche de sombrer elle-même dans une abstraction devenant délirante. Raison et passion peuvent et doivent se corriger l'une l'autre. Nous pouvons à la fois raisonner nos passions et passionner notre raison. (Edgar Morin, "La Méthode", Livre VI, "Ethique", éditions du Seuil, Paris, novembre 2004, page 153)>>.


- <<Le génie de sapiens est dans l'intercommunication entre l'imaginaire et le réel, la logique et l'affectif, le spéculatif et l'existentiel, l'inconscient et le conscient, le sujet et l'objet. [...] Le génie de sapiens, il est dans la brèche de l'incontrôlable où rode la folie, dans la béance de l'incertitude et de l'indécidabilité où se font la recherche, la découverte, la création. Il est dans la liaison entre le désordre élohistique des profondeurs inconscientes et cette émergence étonnante et fragile qu'est la conscience. (Edgar Morin, "Le paradigme perdu : la nature humaine", pages 144-145)>>.


- <<... le rapport guerrier que l'être humain a construit dans sa relation à l'univers et à la nature est la projection de son propre rapport guerrier avec les autres membres de l'humanité ; et c'est là, en bonne partie, l'origine de nos problèmes écologiques. Nous, les êtres humains, nous sommes effectivement dans une situation où il n'est pas excessif de dire que l'humanité risque «la sortie de route». Après tout, nous sommes une espèce très jeune – même en prenant le rameau hominien : huit millions d'années – par rapport à d'autres espèces animales. En partant du prétendu sapiens sapiens, que, comme le rappelle Edgar Morin, il vaudrait mieux appeler sapiens demens, car sa folie est au moins égale à son génie, en partant donc de 100 000 ans avant notre ère, l'espèce humaine est encore dans l'âge infantile. Le problème est que l'humanité risque la mortalité infantile ! (Patrick Viveret, Conseiller référendaire à la Cour des Comptes, "L'humanité face à sa propre inhumanité", document du web, http://www.millenaire3.com/contenus/ouvrages/cahier30/humanisation.pdf)>>.


(b) A l'intérieur du genre Homo, l'espèce Homo sapiens se divise en deux sous-espèces :


- Homo sapiens neandertalis (disparue), l'Homme de Neandertal ;


- Homo sapiens sapiens, toujours vivante, évoluant depuis Cro-Magnon.


(c) Une troisième espèce (fossile) semble avoir été découverte. Homo Floresiensis est en cours d'investigation.


(d) Le sociologue Edgar Morin propose la dénomination plus réaliste <Homo sapiens demens>. En effet, nolens volens, l'homme attache une importance considérable à son imagination. Nombre de ses croyances (parmi les plus durables) sont plus proches du délire que de la pertinence. Morin n'est pas le seul à pointer ce fait :


- <<Depuis trop longtemps le monde est un asile de fous (Nietzsche, "Généalogie de la Morale")>>.


- <<Si la civilisation est la voie indispensable pour évoluer de la famille à l'humanité, ce renforcement du sentiment de culpabilité... est alors indissolublement lié à son cours. Et peut-être un jour, grâce à la civilisation, cette tension du sentiment de culpabilité atteindra-t-elle un niveau si élevé que l'individu le trouvera difficile à supporter (Sigmund Freud, "Malaise dans la Civilisation", conclusion)>>.


(d) Sigmund Freud ne parle pas de folie (notion qu'il exprime par le terme de psychose), mais d'une névrose universelle de l'humain.


- Citation : <<La doctrine affirmant que tous les hommes sont fous paraît incompatible avec une conception historique de la nature et de la destinée de l'homme ; elle semble en effet plonger les diversités culturelles et les changements historiques dans les ténèbres où tous les chats sont gris. Mais une telle objection ne tient pas compte de la richesse et de la complexité de la théorie freudienne de la névrose. Tout d'abord, il existe plusieurs sortes de névroses, chacune accompagnée d'une série différente de symptômes, d'une structure différente dans les relations entre le refoulé, le moi et la réalité. Nous sommes par conséquent en mesure d'en revenir à la diversité et à la complexité des cultures individuelles si, comme le fait Freud dans "Malaise dans la Civilisation", nous admettons l'hypothèse selon laquelle une corrélation peut être établie entre la diversité des cultures et celle des névroses : «Si l'évolution de la civilisation présente de telles ressemblances avec celle de l'individu et que toutes deux usent des mêmes moyens d'action, ne serait-on pas autorisé à porter le diagnostic suivant : la plupart des civilisations ou des époques culturelles — même l'humanité entière peut-être — ne sont-elles pas devenues «névrosées» sous l'influence des efforts de la civilisation même ? On pourrait adjoindre au catalogue psychanalytique de ces névroses des propositions thérapeutiques prétendant à bon droit offrir un grand intérêt pratique ("Malaise dans la Civilisation")». ("Eros et Thanatos", Norman O. Brown, page 25)>>.


(e) La vanité pousse l'homme à se croire le but de l'Univers (principe anthropique "fort" ou délirant) ou le centre de La Création.


- <<Corps et âme, mais vraiment un, l'homme est, dans sa condition corporelle même, un résumé de l'univers des choses qui trouvent ainsi, en lui, leur somme (Pape, encyclique "Gaudium et spes", 14, §1)>>.


(f) Fait troublant. Découverte curieuse liée à la robotique. Homo sapiens demens doit-il à sa curiosité l'importance de sa pulsion de mort ?

- <<Aujourd'hui, nous nous apercevons que, dans certains cas, la curiosité conduit à des comportements auto-destructeurs. Le robot découvre par exemple qu'il est «intéressant» de se cogner contre les murs. (Frédéric Kaplan à Jean-Paul Baquiast, document du web, http://www.fkaplan.com/en/multipage.xml?pg=5&id=27350)>>.


(g) Le même Homo se manifeste sapiens ou demens en fonction des niveaux d'énergie.


(h) Généralisant "L'Histoire de la folie" de Michel Foucault, Derrida présente la folie comme le fond d'où et contre lequel émerge le langage, la raison, le logos.


- <<Foucault dit : "La folie, c'est l'absence d'oeuvre". C'est une note de base dans son livre. Or l'oeuvre commence avec le discours le plus élémentaire, avec la première articulation d'un sens, avec la phrase, avec la première amorce syntaxique d'un "comme tel", puisque faire une phrase, c'est manifester un sens possible. La phrase est par essence normale. Elle porte la normalité en soi, c'est-à-dire le sens, à tous les sens de ce mot, celui de Descartes en particulier. Elle porte en soi la normalité et le sens, quel que soit d'ailleurs l'état, la santé ou la folie de celui qui la profère ou par qui elle passe et sur qui, en qui elle s'articule. Dans sa syntaxe la plus pauvre, le logos est la raison et une raison déjà historique. Et si la folie, c'est, en général, par-delà toute structure historique factice et déterminée, l'absence d'oeuvre, alors la folie est bien par essence et en général, le silence, la parole coupée, dans une césure et une blessure qui entament bien la vie comme historicité en général. Silence non pas déterminé, non pas imposé à ce moment plutôt qu'à tel autre, mais lié par essence à un coup de force, à un interdit qui ouvrent l'histoire et la parole. En général. C'est dans la dimension de l'historicité en général, qui ne se confond ni avec une éternité anhistorique, ni avec quelque moment empiriquement déterminé de l'histoire des faits, la part de silence irréductible qui porte et hante le langage, et hors de laquelle seule, et contre laquelle seule il peut surgir ; "contre" désignant ici à la fois le fond contre lequel la forme s'enlève par force et l'adversaire contre lequel je m'assure et me rassure par force. Bien que le silence de la folie soit l'absence d'oeuvre, il n'est pas le simple exergue de l'oeuvre, il n'est pas hors d'oeuvre pour le langage et le sens. Il en est aussi, comme le non-sens, la limite et la ressource profonde. Bien sûr, à essentialiser ainsi la folie, on risque d'en dissoudre la détermination de fait dans le travail psychiatrique. C'est une menace permanente, mais elle ne devrait pas décourager le psychiatre exigeant et patient. (Jacques Derrida, "L'Ecriture et la différence", Point, Seuil, 1967, pages 83-84)>>.


(i) Homo sapiens demens, contrairement à la plupart des animaux, cherche à fuir la réalité, par l'imaginaire. C'est en quoi son désir n'est pas un besoin biologique.


- <<L'homme se définirait-il comme un animal qui a besoin d'autre chose que du réel ? (Michel Serres, France Info, Dimanche 26 septembre 2004)>>.


(j) Formulation plus ancienne.


- <<Il n'y a pas, ne cessera-t-il de crier, d'objectivité, il n'y a que des subjectivités camouflées et protégées derrière des armures théoriques. Les plus beaux systèmes, les plus majestueux et les plus tranquilles, ne sont que l'expression d'un homme singulier. La pertinence du kantisme, ce ne sont pas ses raisonnements, c'est l'homme Kant qui trahit son angoisse dans le passage de la première à la seconde "Critique", avouant ainsi que sa philosophie ne tient pas sans un dépassement moral. Reprenant à son compte le reproche que Nietzsche adresse au rationalisme et à sa tyrannie sournoise, Unamuno s'acharne à montrer que l'homme est une maladie. Penser, c'est exprimer ou cacher l'angoisse lovée dans le vivant. (Michel del Castillo, "Dictionnaire amoureux de l'Espagne", Plon, 2005, à propos de Miguel de Unamuno)>>.


(k) Sur le site Hominidés.com, Juliette Ihler, doctorante en philosophie, dans un article intitulé "Fécondité et originalité du concept d'Homo demens", insiste sur ce qu'elle appelle l'imprédictibilité des actions de l'homme.


- <Parler "d'homo demens", c'est dire que nous ne savons pas ce dont l'homme est capable, ce qui peut surgir de ses comportements comme de ses pensées. Le propre du "fou", c'est d'être imprévisible et non prévisible (Juliette Ihler)>.


(l) Pour la pluspart d'entre nous, la vision, en boucle, des avions se jetant sur les tours du World Trade Center, est restée dans nos esprits comme un choc devant le constat d'un geste que nous refusions d'envisager comme possible.


(m) Chute des corps. Il se pourrait que la folie soit plus grande que ce que nous pouvons supporter, pour vivre posément au quotidien. Combien de personnes savent que la tour numéro sept (WTC7) est tombée quelques heures plus tard, défiant les lois de la Physique ?


(n) Voir Certitude. Cerveau trompeur. Clivage des représentations. Conjecture. Dogme. Emergence du mythe. Illusion ethnique. Réalité apparente. Réalité indépendante. Refus de voir. Refus du réel. Réfutation. Shinar. Triunique. Vérité.


(o) Lire "Réalité Représentations".


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Auteur. Hubert Houdoy Mis en ligne le Samedi 24 Mai 2008



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Mise à jour le Mercredi 18 Juin 2008.