Civilisation



(A) Généralités.



(a) Définition. Le nom féminin <civilisation>, terme de 1734 qui se substitue à <police>, définit, après 1800, "l'ensemble des caractères d'une société". Le mot signifie actuellement :


- "action de civiliser" ;


- "fait de civiliser" ;


- "ce qui caractérise la vie culturelle et matérielle d'une société humaine".


(b) Etymologie. L'adjectif latin <civilis, e> signifiant "de citoyen ou de concitoyen", "qui se passe entre concitoyens", "civil", "populaire", "qui se met au niveau des simples citoyens", se rattache au nom masculin <civis, is> signifiant "citoyen", "citoyenne", "concitoyen", "sujet d'un roi (ailleurs qu'à Rome)". Le nom féminin <civitas, atis> signifie "condition de citoyen", "bourgeoisie", "science de la politique", "manières civiles", "simplicité", "affabilité". Le mot français est construit à partir du verbe <civiliser>, terme de 1568 dans le sens de "cultiver", dérivé de l'adjectif <civil> (1290).


(c) C'est l'ethnologie et l'archéologie qui ont élaboré l'acception actuelle du mot <civilisation> en reconnaissant une civilisation à toute société d'hier et d'aujourd'hui.


(d) Pendant longtemps a eu cours l'opposition paradigmatique ternaire entre <sauvages>, <barbares> et <civilisés> ou <sauvagerie>, <barbarie> et <civilisation>.


(e) On passait de la sauvagerie à la civilisation par le développement des techniques et des connaissances. A ce titre, la colonisation se présentait comme une oeuvre de civilisation, généralement doublée d'une action de christianisation. Pour un citadin, il n'y a de civilisation qu'à la ville.


(f) On passait de la barbarie à la civilisation (littéralement, pour les Grecs, en apprenant le grec) en polissant les moeurs grâce à un recul de la violence.


(g) Pour Sigmund Freud et pour Herbert Marcuse ("Eros et civilisation", 1954 ; "L'Homme unidimensionnel", 1964) le processus de civilisation s'obtient par une répression des pulsions et un refoulement des représentations, qui laissent un "Malaise dans la Civilisation" (1929).


(h) En termes de codage et de territorialisation, de marquage des hommes, des flux ou de surcodage des codes eux-mêmes, cette distinction entre sauvages, barbares et civilisés est totalement revisitée par Deleuze et Guattari dans "Capitalisme et Schizophrénie".


- <<Les sociétés modernes civilisées se définissent par un procès de décodage et de déterritorialisation. Mais, ce qu'elles déterritorialisent d'un côté, elles le reterritorialisent de l'autre. (Gilles Deleuze, Félix Guattari, "L'Anti-Oedipe", éditions de Minuit, 1973, chapitre III, "Sauvages, barbares, civilisés", paragraphe 10, "La représentation capitaliste")>>.


(i) Références littéraires :


- <<Il reste à parler d'un état de l'âme, qui, ce nous semble, n'a pas encore été bien observé : c'est celui qui précède le développement des grandes passions, lorsque toutes les facultés, jeunes, actives, entières, mais renfermées, ne se sont exercées que sur elles-mêmes, sans but et sans objet. Plus les peuples avancent en civilisation, plus cet état du vague des passions augmente ; car il arrive alors une chose fort triste : le grand nombre d'exemples qu'on a sous les yeux, la multitude de livres qui traitent de l'homme et de ses sentiments, rendent habile sans expérience. On est détrompé sans avoir joui ; il reste encore des désirs, et l'on n'a plus d'illusions. L'imagination est riche, abondante et merveilleuse, l'existence pauvre, sèche et désenchantée. On habite, avec un coeur plein, un monde vide ; et sans avoir usé de rien, on est désabusé de tout. (François-René de Châteaubriand, "Génie du Christianisme", II ème partie, livre III, chapitre IX, "Du Vague des passions", repris dans le préface d'Atala en 1805)>>.


- <<- Et moi aussi, je fais souvent ce rêve ; qui ne l'a fait ? Mais il ne donnerait pas la victoire à ton raisonnement, car le paysan le plus simple et le plus naïf est encore artiste ; et moi, je prétends même que leur art est supérieur au nôtre. C'est une autre forme, mais elle parle plus à mon âme que toutes celles de notre civilisation. Les chansons, les récits, les contes rustiques, peignent en peu de mots ce que notre littérature ne sait qu'amplifier et déguiser. (George Sand, "François le Champi", 1849, Avant-propos)>>.


- <<La sainte loi de Jésus-Christ gouverne notre civilisation, mais elle ne la pénètre pas encore. On dit que l'esclavage a disparu de la civilisation européenne. C'est une erreur. Il existe toujours, mais il ne pèse plus que sur la femme, et il s'appelle prostitution. Il pèse sur la femme, c'est-à-dire sur la grâce, sur la faiblesse, sur la beauté, sur la maternité. Ceci n'est pas une des moindres hontes de l'homme. (Victor Hugo, "Les Misérables", 1862, Partie I, Fantine, Livre V, La descente, Chapitre XI, Christus nos liberavit)>>.


- <<A considérer un pareil chiffre, il est évident que l'unique préoccupation de cette société savante fut la destruction de l'humanité dans un but philanthropique, et le perfectionnement des armes de guerre, considérées comme instruments de civilisation. (Jules Verne, "De la Terre à la Lune", 1865, Chapitre 1, Le Gun-Club)>>.


(j) Voir Actuel. Barbare. Citoilien. Clivage des représentations. Khajuraho. Le Malaise dans la Culture. Magdalénien.


(k) Lire "Progrès Technique".




(B) Sens ancien.



(a) Une civilisation est une totalité décentralisée par ses guerrierset diversifiée par ses productions.


(b) Dans une civilisation, les organisations réelles de plus haut niveau (États, royaumes, principautés) partagent un système sémantique commun sans lui reconnaître l'exhaustivité permettant l'intégration des explications ni la nécessité permettant l'assimilation des populations.


(c) Une civilisation admet une certaine diversité des organisations réelles. Elle permet des échanges culturels, productifs et guerriers entre les organisations.


(d) L'unité d'une civilisation est de type explicatif. La division d'une civilisation est de type guerrier. La diversité d'une civilisation est de type productif.


(e) Le terme <civilisation> désigne aussi un processus, qui n'a rien de linéaire, comme l'a montré le XXème siècle :


- <<Un correspondant de guerre allemand stationné sur un dragueur de mines dans le port de Liepaja, en Lettonie, en juillet 1941, décrit un massacre dont il a été témoin et au cours duquel il a pu observer les deux extrêmes : «J'ai vu des hommes de la sécurité pleurer parce qu'ils ne pouvaient faire face, mentalement, à ce qui se passait. Puis j'en ai vu d'autres qui tenaient des listes des personnes qu'ils avaient tuées.» Avec l'ordre, fin juillet, de tuer aussi les femmes et les enfants, qui faisait qu'il était plus difficile de faire passer ces meurtres pour des exécutions défensives de résistants ennemis, certains des tueurs défensifs s'effondrèrent également. Robert Barth, un membre de l'Einsntzkommnndo 10b (Einsatzgruppe D) fut témoin de tels comportements, au cours d'une exécution de masse à Kherson, en Ukraine, le 20 septembre 1941 : "À environ six kilomètres de Kherson se trouvait un fossé antichar. Les Juifs, parmi lesquels des femmes, des enfants et des personnes âgées, ont été amenés en camions. Une fois arrivés, il leur a fallu remettre leurs objets de valeur et leurs vêtements, puis ils ont été conduits dans le fossé où les commandos avaient été postés pour fusiller les malheureuses victimes. On avait appelé pour cela des Waffen SS, des policiers, des auxiliaires russes et des membres des services de la sécurité de la Gestapo et de la police criminelle. Il y a eu des scènes épouvantables au cours de cette exécution. Plusieurs membres du peloton d'exécution ont dû être relevés, car leurs nerfs les avaient complètement lâchés. Avant même qu'ils ne commencent leur terrible tâche, on leur avait distribué de l'alcool et des cigarettes". Les dirigeants SS toléraient les défaillances plus facilement que les excès. Vue de loin, une telle distinction semble absurde : si leur idée était de tuer des Juifs, pourquoi Himmler n'aurait-il pas apprécié l'enthousiasme et le sens des initiatives ? Il faut, pour répondre à cette question, évoquer la longue histoire de ce que le sociologue Norbert Elias a appelé le «processus de civilisation». La société européenne, à l'époque médiévale et avant, était dominée par des nobles, cruels et violents, qui faisaient respecter leur loi par une violence physique extrême, à laquelle ils prenaient grand plaisir et dont ils se réjouissaient. Le taux d'homicides au Moyen Âge, même parmi les roturiers, qui réglaient personnellement leurs différends sans que la loi intervienne ou peu, était de vingt à cinquante fois plus élevé qu'à l'époque moderne. La violence a décliné au cours de sept siècles, à mesure que les monarques monopolisaient la violence, pour accaparer les impôts et limiter par là même le pouvoir de la noblesse, et qu'une classe moyenne émergeait et cherchait protection auprès de la justice pour régler ses disputes à moindre risque. Un contrôle social de la violence, à l'origine un accès facilité aux cours de justice, se mit en place, tandis que les pratiques d'éducation des enfants devenaient moins brutales. Le système de justice criminelle fit la preuve éclatante de cette transformation. Quand la justice officielle commença à prendre le contrôle, elle afficha son autorité par la torture et les exécutions publiques, qui prirent la forme de spectacles auxquels des foules enthousiastes assistaient. À mesure que la violence privée déclinait, c'est-à-dire que les populations s'adaptaient à des identités personnelles moins violentes, le goût pour ce genre de spectacles se perdit et le châtiment se cacha derrière les murs institutionnels. La nature du châtiment se transforma également. Michel Foucault résume cette transformation : "Le corps est maintenant un instrument ou un intermédiaire : si l'on intervient pour l'emprisonner ou le faire travailler, c'est dans le but de priver l'individu d'une liberté qui est considérée à la fois comme un droit et une propriété. Le corps, conformément à cette peine, est pris dans un système de contraintes et de privations, d'obligations et d'interdictions. La douleur physique, la souffrance du corps lui-même, n'est plus l'élément constitutif de la peine. D'un art de procurer des sensations insupportables, le châtiment est devenu une économie de droits suspendus". Au XX° siècle, en Europe occidentale, le processus de civilisation avait atteint un degré tel que, à l'exception d'un petit nombre de fonctionnaires, formés à la torture, seuls les criminels violents étaient préparés à user, sans provocation, de violences graves, et un tel comportement (qui était la norme à l'époque médiévale, dans les classes supérieures) était considéré comme déviant et même pathologique. La Wehrmacht, par exemple, ainsi que Raul Hilberg le fait remarquer, faisait une distinction nette entre comportement défensif et maléfique dans le choix des hommes qui devaient assister les Einsntzgruppen dans leurs atrocités et censurait de façon rigoureuse les «excès» de violence... (Richard Rhodes, "Extermination : la machine nazie. Einsatzgruppen, à l'Est, 1941-1943", 2002, traduction Marie-Claude Rideau, Autrement, Paris, 2004, pages 194-195)>>.


(f) Littérature. Dans ses récits de la colonisation de l'Amérique du Nord, le romancier américain James Fenimore Cooper ne cache pas l'hypocrisie de la civilisation occidentale à l'égard des Amérindiens.


- <<Le carnage qui s'ensuivit n'épargna ni les femmes, ni les enfants, ni les vieillards. Sous ce rapport les défenseurs de la civilisation n'avaient rien à envier aux sauvages. (James Fenimore Cooper, "Tueur-de-Daims", traduction de Jérôme Desseine, in "La Légende de Bas-de-Cuir", Robert Laffont, Paris, 1960, page 364, Chapitre XXVIII, Il était temps)>>.


(g) Voir Civilisé. Civiliser.


(C) Sens à venir.



(a) Une civilisation pluriculturelle admet plusieurs types d'explication car elle ne fait dogme d'aucune d'elles.


(b) Une civilisation pluriculturelle admet la communication comme principe et abandonne la domination comme principe.


- <<Notre civilisation est la première qui, à la recherche de l'homme, ne se comprenne pas elle-même. Elle est la première à hériter du monde entier. Les Etats-Unis sont dans toute l'histoire le premier pays à acquérir le rang de première puissance mondiale sans même avoir été mis à l'épreuve. Mais la plus puissante civilisation que le monde ait jamais connue, celle de l'Ouest en général, a été incapable d'inventer soit un temple, soit une tombe. La tâche du siècle à venir sera de retrouver ses dieux. (André Malraux, 14 juillet 1955)>>.



(D) Terme d'Archéologie.



(a) Une civilisation ou une culture préhistorique est constituée par les techniques (chopper, biface, propulseur, arc, panier, poterie, domestication, etc.) mais aussi par l'organisation sociale (habitat, division du travail), les rites (inhumation, dolmen), l'art (bijoux, peintures rupestres) et les croyances d'un groupe humain, désigné par ses fossiles.


(b) Voir Faciès culturel. Site éponyme.


Auteur. Hubert Houdoy


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