L'Astrée



(A) Composition.



(a) Inspirée de "La Diana", la pastorale espagnole de Jorge de Montemayor, "L'Astrée" (1607-1629) est la pastorale d'Honoré d'Urfé (1557-1625). Après les romans de chevalerie et les Amadis, cette oeuvre a rénové le style des histoires d'amour. Très connu et apprécié dès son époque, "L'Astrée" a ensuite inspiré la Préciosité. On lui doit encore le Petit Trianon de Versailles où Marie-Antoinette jouait à la bergère.


(b) Cette histoire d'amour entre le berger Céladon et la bergère Astrée se déroule dans la plaine du Forez, le lieu de l'enfance d'Honoré d'Urfé, sur les bords du Lignon. Cette rivière qui descend des monts du Forez vient couler des jours tranquilles dans une plaine remplie d'étangs, avant de se jeter dans la Loire.


(c) L'Astrée est le premier roman d'amour ne se déroulant pas dans un pays mythique. La géographie et la toponymie sont respectées. C'est ainsi qu'un passionné de l'Astrée, René de Vassé, sieur d'Esguilly, cousin commun de Gédéon Tallemant des Réaux (1619-1692) et de Jean François Paul de Gondi, vint lire le roman :


- <<chez M. d'Urfé mesme, et, à mesure qu'il avançait, il se faisoit mener dans les lieux où chaque aventure estoit arrivée. ("Historiettes" de 1657 à 1659, Gédéon Tallemant des Réaux)>>.


(d) L'action se déroule à une époque gallo-romaine (V ème siècle). On vénère Jupiter, mais Adamas est un prêtre de la religion druidique dont le pic de Montverdun, proche de la Bastie d'Urfé, gardait des vestiges. Disposant de l'otium de la noblesse, mais consacrant par choix leur temps libre à une vie rustique, les nombreux héros de l'Astrée sont des bergers. Ils dissertent sur l'honnête amitié ou l'amour. Éconduit par sa belle, le berger se jette dans le Lignon. Sauvé par Galathée, il vit dans le désert. Sur les conseils d'Adamas, il se déguise en jeune druide (Alexis, fille d'Adamas) pour retrouver Astrée. Il renonce aux attributs sociaux du sexe masculin dans le spectacle social, pour s'approcher à nouveau des yeux de sa belle. On voit tout l'intérêt que les Précieuses tireront de cette inspiration, dans ce qui fut un épisode du mouvement de libération et d'émancipation féminines.


(e) Le titre complet est : "Les douze livres d'Astrée, où par plusieurs histoires et sous personnes de bergers et d'autres sont déduits les divers effets de l'honnête amitié". Il s'agit donc d'un amour raisonnable et vertueux, démontré par la comparaison d'exemples diversifiés. L'histoire est bien construite, surtout pour l'époque.


(f) Mise en abyme. Comme le fera plus tard Henri Pourrat dans Gaspard des Montagnes, l'action principale et les actions secondaires s'interpénètrent. Les lieux cités existent réellement. Des personnages du roman (Daphnide, Euric, Alcidon) transposent l'Histoire récente (Gabrielle d'Estrées, Henri IV, Bellegarde). Des analyses psychologiques annoncent Jean Racine. Des cas de conscience sont cornéliens avant l'heure. La centaine de personnages, tous typés, alimentera les pastorales pendant longtemps. Hormis des aventures héroïques (le siège de Marcilly par Polemas) dont Honoré d'Urfé avait la pratique, "L'Astrée" parle essentiellement d'amour et de paix. Le cœur et la raison sont conciliés dans l'amour de connaissance. Il faudra attendre Madame de Lafayette et "La Princesse de Clèves" (1671-1677) pour que l'amour tourne à la passion de l'inclination.


(g) Honoré d'Urfé est mort (1625) sans donner de fin à "L'Astrée". La quatrième partie (1627) et la cinquième partie (1628) sont dues à Balthazar Baro, qui fut le secrétaire et le confident littéraire d'Honoré d'Urfé. L'Astrée est un patrimoine et un passeport littéraire de l'Europe. Dès le XVII ème siècle, il y eut des traductions du roman dans diverses langues : allemand (1620), hollandais (1625), italien (1637), flamand (1644), danois (1645) et anglais (1657).


(h) Les trois premières parties sont maintenant sur Internet, sur le site collaboratif Wikisource :


http://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Astr%C3%A9e


(i) Voir Actéon. Boèce. Diane chasseresse. Diane de Chateaumorand à Bonlieu. Diane de Chateaumorand. Génération de L'Astrée. Poèmes de L'Astrée. Triangle de L'Astrée.



(B) Inspirations.



(a) Honoré d'Urfé fut élève des Jésuites, dans leur collège de Tournon. L'écriture de L'Astrée est contemporaine de la création des réduction du Paraguay, figures du paradis terrestre.


(b) Honoré d'Urfé a pu constater, chez les paysans des monts du Forez une tendance au développement de l'amour dans les relations conjugales.


- <<- Pourquoi les gens du peuple se marient-ils aussi tardivement ?

- Le mariage d'autrefois, a-t-on dit, était justifié par l'intérêt. Certes, mais à condition qu'il y ait des... intérêts ! Chez les pauvres, on possède peu de biens. Pour se marier, on attend donc d'avoir un petit lopin de terre, une qualification professionnelle. Souvent la femme cherche à amasser un petit pécule, elle va se louer à la ville comme servante et économise sou après sou, parfois pendant dix années avant de se lier. Le couple paysan acquiert ainsi une autonomie économique.

- Cela change-t-il les rapports qu'ils nouent l'un avec l'autre ?

- Oui, c'est une conséquence majeure : le rôle de la femme est valorisé, les conjoints sont plus mûrs, ils se rencontrent dans un esprit d'équilibre, d'égalité, et l'affectivité joue désormais un rôle dans la formation du lien conjugal. Les pauvres songeaient davantage à l'amour et à l'attrait physique. C'est l'un des grands changements de ce temps : les paysans inaugurent le mariage d'amour ! Dans ce domaine, les gens du peuple furent les précurseurs. Les classes supérieures les suivront lentement dans ce progrès de l'affectivité. ("La plus belle histoire de l'amour", Seuil, Paris, 2003, "Le sentiment aussi", dialogue de Dominique Simonet et Jacques Solé, page 75)>>.


(c) Il est possible de faire une lecture mimétique et sacrificielle de L'Astrée. Honoré d'Urfé nous signale que les bergers se soumettent à l'amour qui devient un amour tyran. Il s'agit du désir mimétique avec ses dissimulations, son marivaudage et ses crises de jalousie. C'est une dissimulation, ordonnée par Astrée à Céladon qui provoque la jalousie d'Astrée, la rupture entre les amants et le saut de Céladon. Les différences disparaissent entre le monde des bergers et celui des nymphes. Les hommes s'habillent en femmes et les femmes en hommes. Le désordre grandit jusqu'à la révolte de Polémas et le siège de Marcilly. Seul un sacrifice peut mettre fin à un tel état d'indifférenciation. Les amants (Céladon, Silvandre) et les amantes (Astrée, Diane) décident séparément de se sacrifier. Au dernier instant, un prodige substitue aux victimes humaines des animaux. Les deux lions et les deux licornes qui gardaient la fontaine de Vérité d'amour sont transformés en statues.


(d) Le désir mimétique est moins dangereux quand le médiateur est plus lointain. Fidèle au néo-platonisme, Honoré d'Urfé fait de l'amour humain le vassal de l'amour divin.


(e) Une lecture mimétique suppose une crise du Degree, dont les Guerres de Religion ont donné le spectacle, avec leur lot de trahisons (Anne d'Urfé, Dizimieux). Cette crise est renforcée par une crise du signe, qui annonce le Baroque. C'est la thèse convaincante de "L'Eden oublié : le brouillage des signes dans l'Astrée" présentée par Tony Gheeraert, du Cérédi à l'Université de Rouen.


- <<J'essaierai tout d'abord de montrer que l'amour, donné dès l'incipit comme responsable de la perte de la félicité pastorale, fonctionne en fait comme agent et révélateur d'une crise du signe et de la fracture entre être et paraître. Je m'interrogerai ensuite sur les dernières pages du roman, rédigées par Baro : la fontaine de la vérité d'amour permet, en révélant de façon indubitable la vérité des cœurs, la résolution des inextricables intrigues amoureuses du roman ; mais cette restauration, dans l'ordre du merveilleux, de l'harmonie des signes et de la transparence des cœurs, n'est pas pourtant sans ambiguïté : voulu ou non par d'Urfé, en tout cas tel qu'il nous est donné, le dénouement constituerait plutôt un tombeau du signe et de la fiction. ("Le brouillage des signes dans l'Astrée", Tony Gheeraert, document du web)>>.


(f) Voir Inconstance du Destin. Inconstance d'Hylas.


(g) Site "Le Forez".



(C) Références littéraires :



(a) Le duc de Beaufort et madame de Montbazon :


- <<Le duc demeura un instant étourdi. Ce qu'il cherchait depuis cinq ans sans avoir pu le trouver, c'est-à-dire un serviteur, un aide, un ami, lui tombait tout à coup du ciel au moment où il s'y attendait le moins. Il regarda Grimaud avec étonnement et revint à sa lettre qu'il relut d'un bout à l'autre.

- Oh ! chère Marie, murmura-t-il quand il eut fini, c'est donc bien elle que j'avais aperçue au fond de son carrosse ! Comment, elle pense encore à moi après cinq ans de séparation ! Morbleu ! voilà une constance comme on n'en voit que dans l'Astrée. (Alexandre Dumas, "Vingt ans après", 1845, Chapitre XX)>>.


(b) C'est dans "L'Astrée" que Magdelon et Cathos, les Précieuses que raille Molière, trouvent leurs règles de la cour amoureuse.


- <<Cathos

Le moyen, mon oncle, qu'une fille un peu raisonnable se pût accommoder de leur personne ?

Gorgibus

Et qu'y trouvez-vous à redire ?

Magdelon

La belle galanterie que la leur ! Quoi ? débuter d'abord par le mariage !

Gorgibus

Et par où veux-tu donc qu'ils débutent ? par le concubinage ? N'est-ce pas un procédé dont vous avez sujet de vous louer toutes deux aussi bien que moi ? Est-il rien de plus obligeant que cela ? Et ce lien sacré où ils aspirent, n'est-il pas un témoignage de l'honnêteté de leurs intentions ?

Magdelon

Ah ! mon père, ce que vous dites là est du dernier bourgeois. Cela me fait honte de vous ouïr parler de la sorte, et vous devriez un peu vous faire apprendre le bel air des choses.

Gorgibus

Je n'ai que faire ni d'air ni de chanson. Je te dis que le mariage est une chose simple et sacrée, et que c'est faire en honnêtes gens que de débuter par là.

Magdelon

Mon Dieu, que, si tout le monde vous ressembloit, un roman seroit bientôt fini ! La belle chose que ce seroit si d'abord Cyrus épousoit Mandane, et qu'Aronce de plain-pied fût marié à Clélie !

Gorgibus

Que me vient conter celle-ci ?

Magdelon

Mon père, voilà ma cousine qui vous dira, aussi bien que moi, que le mariage ne doit jamais arriver qu'après les autres aventures. Il faut qu'un amant, pour être agréable, sache débiter les beaux sentiments, pousser le doux, le tendre et le passionné, et que sa recherche soit dans les formes. Premièrement, il doit voir au temple, ou à la promenade, ou dans quelque cérémonie publique, la personne dont il devient amoureux ; ou bien être conduit fatalement chez elle par un parent ou un ami, et sortir de là tout rêveur et mélancolique. Il cache un temps sa passion à l'objet aimé, et cependant lui rend plusieurs visites, où l'on ne manque jamais de mettre sur le tapis une question galante qui exerce les esprits de l'assemblée. Le jour de la déclaration arrive, qui se doit faire ordinairement dans une allée de quelque jardin, tandis que la compagnie s'est un peu éloignée; et cette déclaration est suivie d'un prompt courroux, qui paroît à notre rougeur, et qui, pour un temps, bannit l'amant de notre présence. Ensuite il trouve moyen de nous apaiser, de nous accoutumer insensiblement au discours de sa passion, et de tirer de nous cet aveu qui fait tant de peine. Après cela viennent les aventures, les rivaux qui se jettent à la traverse d'une inclination établie, les persécutions des pères, les jalousies conçues sur de fausses apparences, les plaintes, les désespoirs, les enlèvements, et ce qui s'ensuit. Voilà comme les choses se traitent dans les belles manières et ce sont des règles dont, en bonne galanterie, on ne sauroit se dispenser. Mais en venir de but en blanc à l'union conjugale, ne faire l'amour qu'en faisant le contrat du mariage, et prendre justement le roman par la queue ! encore un coup, mon père, il ne se peut rien de plus marchand que ce procédé ; et j'ai mal au coeur de la seule vision que cela me fait.

Gorgibus

Quel diable de jargon entends-je ici ? Voici bien du haut style.

(Molière, "Les Précieuses Ridicules", Scène IV)>>.