Fonder le réel


(a) Fonder le réel est le problème philosophique le plus important en même temps que le plus surprenant.


(b) Il semble impossible à la philosophie de faire ce que fait l'homme de la rue, à savoir constater le réel, par des formules comme : "C'est la vie !"


- <<Notre question sur le sens des sciences exactes se heurte donc d'emblée à un obstacle que tout homme soucieux de connaissance aura sans doute rencontré à sa déception, obstacle qui a déjà entraîné bien des penseurs dans le camp des sceptiques, à moins qu'ils ne cherchent refuge auprès d'une secte quelconque - celle des anthroposophes, par exemple - qui proclame un nouvel évangile, recrute rapidement une foule d'adeptes enthousiastes, jusqu'à ce que, l'heure venue, l'oubli recouvre toute l'entreprise. Y a-t-il une issue à ce dilemme ? Telle est la première question que nous allons examiner. J'essaierai de montrer qu'elle admet parfaitement une réponse affirmative. Notre examen nous conduira à préciser le sens mais aussi les limites des sciences exactes, en laissant à chacun le soin de former son propre jugement sur la valeur de celles-ci. Si nous cherchons un terrain ferme pour y bâtir l'édifice des sciences exactes, il nous faut tout d'abord modérer sensiblement nos ambitions. Nous ne devons pas nous attendre à découvrir, par un heureux hasard, un principe universel sur lequel nous puissions fonder un système parfait des sciences selon des méthodes rigoureuses. Nous devons bien plutôt nous contenter de découvrir quelque part une vérité contre laquelle aucun scepticisme ne saurait prévaloir. En d'autres termes, notre intérêt doit s'attacher non pas à ce que nous aimerions savoir mais à ce que nous savons avec certitude. Qu'y a-t-il donc, dans ce que nous savons et pouvons nous communiquer, d'assez certain pour échapper à tous les doutes ? A cette question il n'est qu'une réponse : ce que nous connaissons par notre expérience physique. Et, comme les sciences exactes ont pour objet l'exploration du monde extérieur, nous pouvons ajouter : ce sont les impressions que nous recevons directement du monde extérieur par les organes de nos sens : yeux, oreilles, etc. Ce que nous voyons, entendons, sentons, constitue un donné contre lequel le scepticisme demeure impuissant. Il est vrai que l'on parle d'illusions des sens, mais on ne veut pas dire par là que les perceptions dont elles procèdent soient fausses ou seulement douteuses. Si, par exemple, un mirage nous égare, la faute n'en est pas à notre impression visuelle, qui existe réellement, mais à notre intellect qui tire de cette impression une conclusion erronée. L'impression sensorielle est toujours simplement donnée, et par là irréfutable. Quant aux conséquences que nous en déduisons, c'est une autre affaire, dont nous ne nous occuperons pas ici. Le contenu des impressions sensorielles constitue donc le seul fondement inattaquable de l'édifice des sciences exactes. Si nous désignons par le terme de «monde des sens» l'ensemble de nos impressions sensorielles, nous pouvons dire que les sciences exactes prennent leur origine dans le monde des sens, ce dernier leur servant, pour ainsi dire, de matériau. Voilà qui semblera un bien maigre résultat. Le contenu du monde des sens n'est-il pas purement subjectif et chaque homme n'a-t-il pas ses propres sens, dont les témoignages varient sensiblement d'un individu à l'autre, alors que les sciences exactes visent à dégager une connaissance objective et universelle ? Il semble donc que nous nous fourvoyons dans une impasse. Gardons-nous cependant de juger trop tôt et disons simplement que nous ne sommes pas en mesure de nous approprier directement et dans toute leur ampleur les connaissances que nous apportent les sciences exactes, mais que nous devons les acquérir individuellement et pas à pas dans un travail pénible étendu sur un nombre d'années considérable. (Max Planck, "L'Image du monde dans la physique moderne", 1933, traduction Cornélius Heim, Gonthier, 1963, pages 67-68)>>.


(c) La philosophie doit d'abord justifier le réel, prouver qu'il a le droit ou des raisons d'exister.


(d) On se souvient de la démonstration de Leibniz selon laquelle le monde réel (créé par Dieu, car en fait, le problème vient de là) est "le meilleur des mondes possible".


(e) Citation :


- <<Dans "L'île de la raison", de Marivaux, tout le monde finit par quitter ses illusions et se rendre à l'évidence ; tous sauf un, le philosophe. On peut assurément soutenir que le fait de donner raison au réel constitue le problème spécifique de la philosophie : en ce sens que c'est son affaire, mais aussi qu'elle n'est, en tant que telle, jamais tout à fait capable d'y faire face. Probablement parce qu'un tel aveu suppose une vertu que le génie philosophique ne peut, à lui seul, produire ni remplacer; (Clément Rosset, "Le Réel", page 7)>>.


(f) Ne tirons pas sur le ... philosophe. Il fait son travail. Mais il est tellement plus agréable de critiquer les promoteurs quand on a un logement et de condamner la Guerre du Golfe quand on a du carburant dans sa voiture et du chauffage dans son immeuble.


(g) Nous demandons à la philosophie sérieuse de produire un double du réel pour lui donner de l'ordre ou du sens, mais nous savons déjà, avant la philosophie tragique, que le réel est d'abord un chaos.


- <<il est vain de demander où s'enracine la science, à partir de quoi elle prend son sens global, sur quel sol primitif elle se fonde. Les sciences, en interférant, se confèrent entre elles le sens. (Michel Serres, Hermès, "L'Interférence")>>.


(h) Or c'est le verbe qui nous condamne à cette inconstance. Et si nous supportons le réel, c'est que nous n'y vivons pas seulement par le verbe mais aussi par la chair. Elle n'est pas astreinte aux mêmes raisons que le verbe, mais elle a aussi ses joies et ses souffrances. D'où notre alternance à expérimenter le réel par la chair et à le fonder par le verbe. D'où l'entretien voire l'élargissement de la coupure du verbe et de la chair.


(i) La méditation, quant à elle, est une expérience d'être qui suppose un égal silence du verbe (pensées) et de la chair (plaisir).


(j) Michel Serres cherche une synthèse, mais il ne cherche pas à fonder le réel.


- <<- Il y a bien une synthèse, un esprit de synthèse, mais il n'y a pas de système, d'esprit de système ?

- Oui. La synthèse, là, se différencie du système ou même de l'unicité d'une méthode. Un ensemble de relations hautement différentes fait corps. Je prépare, pour le décrire, un livre sur les prépositions. La philosophie traditionnelle parle par substantifs ou verbes, non par relations ; donc elle part toujours d'un soleil divin qui éclaire tout, d'un commencement, qui va se déployer dans l'histoire enfin normée, ou d'un principe, pour se déduire par la logique, d'un logos en général qui lui confère le sens, de règles du jeu pour organiser un débat... Et si cela manque, alors c'est la grande destruction, le soupçon, la dissémination, toute la débandade contemporaine. Instinctivement, c'est cela que vous me demandez, c'est toujours cela qu'on exige d'un philosophe : quel est votre substantif de base ? L'existence, l'être, le langage, Dieu, l'économie, le politique, et ainsi autant qu'en contient le dictionnaire. D'où tirez-vous donc sens ou rigueur ? Quel est le titre en -isme de votre système ? Pis : quelle est votre obsession ? Réponse : je pars, de façon dispersée, des relations, et de chacune, bien différenciée - d'où la dispersion, et, singulièrement, votre question -, et de toutes, si possible, pour finir par les grouper. Puis-je faire observer que chacun de mes livres décrit une relation, souvent exprimable par une préposition singulière ? L'inter-férence, pour les espaces et les temps qui se trouvent entre, la communication ou le contrat, pour la relation exprimée par la préposition avec, la traduction, pour à travers... le para-site, pour à côté de..., et ainsi de suite. "Statues" est mon contre-livre, et pose la question : que se passe-t-il en l'absence de relations ?

- Mais cela ne se voit pas comme méthode, et ne se reconnaît qu'au style.

- Cela ne se voit pas parce que le cheminement est inductif et part toujours, humblement, du local. Parce que la relation qui est en jeu n'est pas toujours la même. Ici, la symétrie gauche-droite, le rapport qu'entretiennent les deux sens de l'espace et du temps ; ailleurs, le bruit, le brouillage relationnel ; là le point fixe, référence des relations... On se dit toujours : «Mais où est-il ?» La question suppose que le philosophe doive définir au préalable une assiette, une base, un principe, qu'il doive se tenir stable sur un fondement : les mots «substance» ou «substantif» ou «statut» résument admirablement ces présupposés. En fait, il doit toujours être là, au même endroit ; or, dès qu'on utilise des clefs propres à l'objet dont il est question, nécessairement, les lieux diffèrent. J'erre donc. Je me laisse entraîner par les fluctuations. (Michel Serres, "Eclaircissements. Entretiens avec Bruno Latour", François Bourin, 1992, pages 150-151)>>.


(k) Dans le domaine de la Science, seul le réductionnisme ressent le besoin de fonder le réel sur un niveau fondamental de la réalité (atomes ou supercordes). Ce besoin est absent chez ceux qui se réfèrent à l'hypothèse de l'émergence.


- <<La seconde objection contre la thèse des lois toutes émergentes est aussi la plus lancinante. C'est celle, souvent évoquée, du bon sens : comment l'édifice du monde peut-il tenir sans fondations légales absolues, et sans "briques" ultimes ? La réponse est déjà contenue, pour qui sait la lire, dans le détail de la thèse des lois émergentes. Elle revient à transformer, une fois encore, les questions d'existence en questions de méthode. Selon la thèse des lois émergentes, ne l'oublions pas, il n'y a même plus lieu d'opposer un niveau de base, absolu, à des niveaux supérieurs, relatifs et épiphénoménaux. Car toutes les déterminations et toutes les lois sont relatives à des moyens d'accès expérimentaux ou à un domaine d'énergie exploré. En allant au bout de ce jugement, dire qu'on peut trouver pour n'importe quelle loi une base d'où elle émerge ne signifie pas que la nature est un puits sans fond dans l'absolu. Cela signifie seulement : (a) que le cours des recherches relativement auxquelles chaque niveau d'organisation est défini n'a pas de point d'arrêt prévisible ; et (b) que cela n'a de toute manière pas de sens de parler de la nature indépendamment des recherches qu'on peut y conduire. Ici, le seul "fondement", d'ailleurs mobile, de l'édifice légal des sciences est la pratique de la recherche. (Michel Bitbol, "La Nature est-elle un puits sans fond ?", in La Recherche, numéro 405, Février 2007)>>.


(l) Le besoin de fonder le réel, de lui trouver un ordre, est voisin du besoin de produire une harmonie, comme en Musique, tout en se persuadant que cette harmonie artificielle (celle de la machine bien rodée, la magie du canon éternellement remontant) est au fondement du réel. Le plaisir que nous prenons à la musique et au calme, ne nous obligent pas à partager cette illusion ou ce coup de force théorique.


- <<«Nous pensons, nous sentons aussi, d'une façon plus raffinée, plus variée que les anciens. A notre postérité, dans un million d'années, notre subtilité paraîtra sans doute d'une lourde barbarie.» Aldous Huxley.

Musique ! Héritage sacré d'Apollon. Langage mystérieux si chargé de magie et si riche en sortilèges que les neuf Muses, malgré la diversité de leurs missions, ont tenu à être ses marraines et lui ont réservé le privilège de porter leur nom. Tous les arts, a dit Walter Pater, aspirent à rejoindre la musique. La Musique résume, en effet, les victoires remportées par l'Art sur les éléments les plus prosaïques de notre vie quotidienne. Elle a allégé et ennobli nos servitudes terrestres. Par elle se sont trouvés miraculeusement disciplinés, idéalisés, spiritualisés et transfigurés le temps, l'espace, la durée, le mouvement, le silence et le bruit. Elle a éveillé la matière à la vie secrète des vibrations qui lui donnent une âme. De tout ce qu'elle palpe, de tout ce qu'elle heurte, de tout ce qu'elle effleure elle est arrivée à tirer une étincelle de beauté. Elle a appris à la pierre, à l'argile, à l'os, à la corne, à l'ivoire, au cristal, à la corde, à la peau tendue, au bois et au métal qu'ils étaient doués de la parole. Elle leur a enseigné le chant et leur a arraché des élans d'enthousiasme, des sanglots, des cris de haine et des soupirs d'amour. Les musiciens sont parvenus à réaliser ainsi, de siècle en siècle, une sorte de création du monde au second degré en construisant et en aménageant à leur usage un microcosme minutieusement organisé, réglé comme un mouvement d'horlogerie et solidement rattaché aux ressorts de la vie universelle. Lentement découvertes, définies et codifiées au cours des âges, les règles de l'harmonie et de la composition, secrètement issues des lois de la nature et des exigences scientifiques de l'acoustique, ont fini par engendrer tout un petit univers féerique dans lequel les sons, les rythmes, les accents, les tonalités et les modes tournent et évoluent, s'attirent et se repoussent, avec la régularité et l'équilibre inflexibles que nous admirons dans la gravitation des astres. Rien, en effet, n'est arbitraire dans la cosmogonie musicale. Tout s'y rattache à la logique supérieure des lois naturelles et des formes essentielles de la vie. La Musique nous fait entendre, en le poétisant et en l'arrachant à son silence éternel, le va-et-vient de la bielle du grand moteur invisible qui assure la course des mondes sur les pistes du ciel. Comme l'a noté si intelligemment Servien : dans notre univers indéchiffrable les seuls messages rassurants qui nous arrivent de l'inaccessible et de l'incompréhensible, ce sont les rythmes. Unique et énigmatique confidence. La nature est rythme. Elle sacrifie à la symétrie, à la périodicité, à la répétition, à l'oscillation, au balancement et à l'écho. Malgré son désordre apparent, elle vit strictement «en mesure», comme un orchestre docile à son chef. Le mécanisme du jour et de la nuit, des marées, des saisons, de la fécondation, de la germination, de l'épanouissement, de la flétrissure, de la vie et de la mort de l'animal et du végétal obéit à de strictes disciplines rythmiques, sévères jusqu'à la plus désespérante monotonie. Jeté au milieu de ce foisonnement de cadences, l'homme s'aperçoit que son organisme est, lui aussi, habité et gouverné par des rythmes. Ses pas, sa respiration, les battements de son coeur découpent la durée en tranches régulières. Partout retentit l'injonction des métronomes invisibles qui battent la mesure de la vie. Cette pulsation obstinée crée en nous une sourde et puissante hantise. C'est une trame indéfinie sur laquelle l'homme éprouve le besoin de broder quelques ornements au moyen de chocs et d'accents adroitement associés ou contrariés. Ainsi s'éveille, organiquement, l'appétit physique du plaisir musical. Ainsi a pu s'opérer cette miraculeuse transmutation d'un obsédant battement pendulaire en un riche vocabulaire qui a agrandi pour nous le domaine de la beauté et de l'émotion. Ainsi est née la Musique, fleur merveilleuse qui, en s'enroulant autour des barreaux de la prison rythmique dans laquelle nous sommes enfermés, en masque la rigidité et enchante notre esclavage. C'est la croissance et le développement de cette fleur que nous nous proposons d'observer ici. (Emile Vuillermoz, "Histoire de la Musique", Fayard, Paris, 1973, édition complétée par Jacques Lonchampt, Introduction, pages I à III)>>.


(m) Voir Baron de Münchausen. Besoin de certitude. Chaos et Philosophie. Conjecture. Crise des fondements. Désir et souffrance. Dialogue du verbe et de la chair. Empiriocriticisme. Etat T. Etre. Falsification. Falsifier. Fondation du monde. Fondement. Infini actuel. Infini en acte. Joie d'être. Karl Popper. La logique du contradictoire. Monde de la physique. Monde réel. Réfutation. Spinoza.


(n) Lire "Haine Autre". "Réalité Représentations".







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Auteur.

Hubert Houdoy

Mis en ligne le Jeudi 26 Juin 2008



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