Premier de Cordée


(a) "Premier de Cordée" (1941) est un roman d'alpinisme écrit par un membre de la Compagnie des Guides de Chamonix. Il est le quatrième ouvrage et le premier roman du journaliste, voyageur et romancier, Roger Frison-Roche (Paris, 10 février 1906 ; Chamonix, 17 décembre 1999). La première parution, en janvier et février 1941, est un feuilleton dans la "Dépêche Algérienne". Envoyé en septembre 1941 aux éditions Arthaud de Genoble, le manuscrit est immédiatement accepté et publié.


- <<Les deux hommes avaient quitté Courmayeur le matin même, à l'heure où la rosée nocturne s'évapore en fumées bleues des lourds toits de lauzes grises. Marchant à grands pas sur la route d'Entrèves, ils atteignaient et dépassaient le petit bourg montagnard, encore assoupi dans sa conque verdoyante. Le sentier du Col du Géant s'amorce là entre deux murettes de pierres sèches et court à la diable d'un lopin de terre à l'autre, respectueux des fantaisies du cadastre. A cette heure matinale, les étables déversaient sur le chemin leur trop-plein de bétail, cornes hautes et naseaux fumants, carillonnant de toutes leurs sonnailles. Dans les champs minuscules, épaulés de talus pierreux, quelques paysans binaient ; au passage des deux étrangers, ils arrêtaient un instant leur tâche, levaient la tête en gardant le buste mi-courbé vers le sol, et l'outil en main, dévisageaient les voyageurs. Poliment, ces derniers saluaient :

Bien le bonjour !

- Bonne montée ! répondaient les paysans.

(Roger Frison-Roche, 1941, "Premier de Cordée", Artaud, 1971, Illustrations de Marc Berthier, Gallimard 1973, Incipit)>>.


(b) Signification de la formule. Selon que l'on monte ou que l'on descend, qu'il faut trouver le chemin ou assurer la sécurité, le premier de cordée marche en tête ou en queue de cordée.


- <<L'éclaircie fut de courte durée. Un rideau de brume débordant par-dessus le Dôme du Goûter s'effilochait sur les flancs sud du Mont-Blanc ; il engloutit la caravane dans un coton glacial et impénétrable, et la neige se mit à tomber fine et serrée, presque du givre. Ravanat dans le brouillard ne distinguait qu'avec peine le jeune Servettaz qui, quarante-cinq mètres plus bas, hésitait de plus en plus sur la direction à suivre ; bientôt le guide se rendit compte qu'il lui devenait nécessaire de descendre en premier, lui seul pouvant s'y reconnaître entre tous ces petits îlots rocheux qui pointaient de-ci, de-là, sur la pente de glace, délimités par de profondes rigoles où bruissaient les coulées de neige.

Attends, Pierre, ordonna-t-il, tu tires trop à main gauche, laisse-moi passer devant, tous ces petits collus se ressemblent.

Servettaz obéit avec un léger serrement de cœur : descendre en dernier équivalait à prendre la place du guide et es responsabilités. Tant qu'il allait devant, bien assuré par la corde qui le reliait à travers les deux clientes au solide pilier que constituait Ravanat, il se sentait en pleine sécurité. A diverses reprises, les demoiselles, fatiguées et engourdies par le froid, avaient manqué dans les marches : chaque fois d'un coup de poignet sec et impératif, Ravanat, prévenant la chute, avait rétabli l'équilibre.

« Droit debout, les demoiselles, disait-il, droit debout dans les pas. »

Le sort de la caravane reposait maintenant entre les mains, robustes certes, mais encore inexpérimentées du porteur. Prenant son temps, il enfonça solidement son piolet jusqu'à la garde dans la neige, et assura la corde derrière le manche de frêne, tandis que Ravanat, doublant la cordée et ayant rectifié la direction suivie, taillait déjà d'une seule main, creusant une marche en trois coups de piolet et filant à longueur de corde. Toutes ses facultés développées et excitées par le combat mené contre les éléments, Servettaz surveillait les deux clientes. Il ne s'inquiétait pas de son oncle, celui-ci n'ayant jamais manqué dans la neige, mais à chaque instant il lui fallait enrayer une glissade des deux jeunes femmes dont la fatigue obnubilait les réflexes. Et toutes les fois, il se demandait si la secousse imprévisible n'allait pas l'arracher des marches où, bien campé sur ses talons ferrés à glace, il se tenait en équilibre instable, pour le projeter sur le vieux guide qui sans relâche taillait la glace. Alors, adieu à tous ! Et Servettaz s'imaginait la quadruple dégringolade et les corps rebondissant d'un bord à l'autre du couloir.

Pour la première fois de son existence, Servettaz tenait entre ses mains des vies humaines dont il était responsable. Peu à peu, l'angoisse qui lui serrait le coeur fit place à un sentiment nouveau fait de force, de confiance en soi-même, de fierté. Les battements précipités de ses artères s'étaient calmés et lorsque son tour vint de descendre, en dernier, moment délicat où il n'est plus question d'être aidé, il planta résolument les talons dans la pente et, face au vide, le piolet appuyé de côté pour maintenir l'équilibre, il rejoignit la caravane.

Pendant six heures qui lui parurent des minutes tant la tension de tout son être était forte, Servettaz assura la cordée ; enfin, sur une dernière longueur de corde, il prit pied sur le plateau du glacier où Ravanat et ses clientes, déjà accroupis sur la neige, venaient de le précéder. Le vieux guide était fatigué. Six heures de taille, d'une seule main et à la descente, c'est un effort trop rude pour un homme de soixante ans. Ravanat évoqua la retraite qui sonnait. En bas, dans la vallée, il n'aurait pas voulu en convenir, mais ici, dans ces solitudes bruissantes et mystérieuses, il songeait qu'il faudrait encore près de trois heures pour gagner la cabane, là-bas, sur l'autre rive du glacier. Lorsqu'il jugea que la halte avait assez duré, il se leva et dit simplement, comme s'il avait désigné déjà son successeur :

« Passe en tête, Pierre, j'ai besoin de me reposer. >

Le jeune homme prit alors la direction de la cordée. Il la conduisit à travers le chaos inextricable de crevasses et de séracs sur ce glacier inconnu pour lui, et qui pourtant lui semblait une vieille connaissance, avec une assurance dont il ne se serait jamais cru capable.

Pierre Servettaz venait d'éprouver la satisfaction la plus complète qui puisse être réservée à un alpiniste, celle de marcher en premier de cordée. Il avait cessé de suivre aveuglément, en toute quiétude, en toute sécurité ; il était devenu le chef, celui qui commande, qui combat, qui prend ses responsabilités et de qui dépendent les vies qui lui sont confiées. Il se sentit taillé pour remplir ce rôle, et la perspective des luttes futures qu'il aurait à soutenir le combla de joie. (Roger Frison-Roche, 1941, "Premier de Cordée", Arthaud, 1971, Illustrations de Marc Berthier, Gallimard 1973, pages 21-23)>>.


(c) De ce roman à succès (Livre de Poche, 1971), il a été tiré un film de Louis Daquin (1944), avec Roger Frison-Roche (auteur, scénariste, conseiller technique), Alexandre Arnoux (dialoguiste), André Le Gall (Pierre Servettaz), Irène Corday (Aline Lourtier), Yves Furet (Georges à la Clarisse), Lucien Blondeau (Jean Servettaz), Geymond Vital (Maxime Vouillaz), Marcel Delaître (Ravanat dit le Rouge), Maurice Baquet, violoncelliste (Boule), Jean Davy (Hubert de Vallon), Roger Blin (Paul Mouny), Guy Decomble (Warfield, le client américain acharné à vaincre Le Dru) et Mona Dol (Marie Servettaz). Hors-générique, Maurice Herzog a été le porteur de la caméra.


- <<Vite, je redescendis au refuge du Couvercle. De nombreuses cordées s'apprêtaient à attaquer... la Verte par l'arête du Moine. Jamais ces alpinistes ne connaîtraient mes émotions. La passion est unique. Tout au moins pouvais-je le croire. Le film "Premier de cordée" de mon ami Roger Frison Roche était en cours de tournage sur la fameuse arête. La grande caméra pesait soixante kilos. Personne ne voulait la descendre. Bien payé, je relevai le défi. Avec mes propres affaires, il me fallait porter soixante-dix kilos. Les plaques verticales des Égrallets étaient l'obstacle. À plusieurs reprises, j'ai cru être emporté et renversé dans le vide. Il me fallut sept heures pour rejoindre le Montenvers, au lieu des trois heures habituelles. Que ne fallait-il pas accomplir pour bénéficier de quinze jours de haute montagne supplémentaires ? L'aventure est une guerre. Elle détermine le profil du combattant qui engage à chaque instant son existence. (Maurice Herzog, "L'Autre Annapurna", Robert Laffont, Paris, 1998, page 66)>>.


(d) Traduit en de nombreuses langues, "Premier de cordée" est riche en détails techniques. Pour des générations d'alpinistes en herbe, il a été un roman d'initiation et un cours magistral de technique alpine. L'édition de 1973 comporte d'ailleurs un "Petit guide pratique de la montagne". En fonction de sa région de résidence, chacun se débrouillait comme il pouvait pour les Travaux Pratiques.


(e) "Premier de cordée" est le début de la trilogie alpine. En route vers le Col du Géant, apprennant l'accident d'un guide de Chamonix, Ravanat passe en revue le programme de courses de ses proches connaissances. Il évoque un Zian, guide du village des Tines. Identité ou simple homonymie de prénom, Zian Mappaz, du village voisin des Praz, sera au centre du second roman, "La Grande crevasse" (1948). L'épouse et veuve de Zian, Brigitte Collonges, sera encore dans le troisième volet, "Retour à la montagne" (1957).


- <<Ravanat et Servettaz reprirent la montée, les jambes coupées par la nouvelle. Le vieux, surtout, dissimulait mal son inquiétude : il comptait trop d'amis, trop de parents en course à l'heure présente, et les guides qui se lancent dans le Petit-Dru ne sont pas légion.

« Sûrement que c'est un des nôtres, mon pauvre Pierre, mais qui ? »

Et il tâchait de se rappeler les courses annoncées au bureau avant son départ de Chamonix : Armand à la Bolla Nera était engagé avec deux Américains ; il devait être, à l'heure actuelle, quelque part dans les Dolomites. Alfred à la Colaude tentait la face est du Grépon, donc pas lui ; Zian des Tines le suivait à deux jours sur la route du Mont-Blanc, pas lui encore ; Joseph à Jozon ?... peut-être. Il ne disait jamais où il allait, celui-là, de peur qu'on ne lui souffle les premières.

Ravanat se remémorait tous les noms possibles et Pierre, de son côté, quoique moins au courant, essayait de percer la douloureuse énigme. A mesure qu'il montait, une idée fixe obsédait le vieux, s'ancrait à chaque pas davantage dans sa mémoire... Le beau-frère ? Où allait-il ? Huit jours auparavant il était encore dans l'Oberland, mais son engagement avait dû prendre fin. On est vite rendu de la cabane Hollandia perdue sur la Lotschenlücke jusqu'à Chamonix. On enfile la longue vallée qui conduit à la sortie du tunnel du Lotschberg, de là on continue en train par Brigue et Martigny. Jean Servettaz avait très bien pu rentrer à Chamonix à temps pour repartir sur la Charpoua et les Drus. Il n'était pas homme à perdre une course, et on lui reprochait assez de se surmener.

Tout cela, Ravanat le pensait, sans interrompre sa montée lente et mesurée ; seulement, lorsque au tournant du sentier il faisait face à son neveu, il dissimulait mal son angoisse et ses craintes. (Roger Frison-Roche, 1941, "Premier de Cordée", Arthaud, 1971, Illustrations de Marc Berthier, Gallimard 1973, page 29)>>.


(f) A son grand soulagement Ravanat trouve Zian vivant à la cabane italienne. Mais c'est pour apprendre que la victime de l'orage est son beau-frère, Jean Servettaz. Aussitôt Le Rouge et Pierre ne songent plus qu'à retrouver le corps de leur parent. Les guides présents les incitent à la prudence.


- <<Brocherel, le gardien, s'affairait autour du fourneau. A la table commune, quelques guides et porteurs mangeaient en ressassant leurs éternelles histoires de courses. Il avait là Cretton de Champex, Zermatten fils de Saas Fee, le grand Carrel de Valtournanche, et trois Chamoniards, Joseph à Jozon qui, le matin même, avait traversé les arêtes de Rochefort, son porteur Camille Lourtier, un jeune qui promettait, Zian des Tines, célèbre comme rochassier, qui, après avoir réussi la fameuse face de la Mer de Glace au Grépon, était redescendu par la même voie, bivouaquant avec son Anglais à la Tour-Rouge, et, d'une seule tirée, montant ensuite au Col du Géant. (Roger Frison-Roche, 1941, "Premier de Cordée", Arthaud, 1971, Illustrations de Marc Berthier, Gallimard 1973, page 32)>>.


- <<- Vois-tu, Joseph, intervint Zian des Tines, j'ai pas à te conseiller. T'es mon aîné, t'es plus expérimenté que quiconque ici, et c'est un des tiens qui a péri. Mais tu n'as rien à gagner à partir cette nuit. Ren de ren, les séracs sont mauvais comme jamais on ne les a vus en fin de saison. Il y a trois ponts de neige tout pourris et qui peuvent craquer n'importe quand. Déjà, en plein jour, on a dû tourner et retourner pour franchir le passage, de nuit on coucherait dehors.

- Zian a raison, reprit Jozon. Les séracs sont tellement ouverts qu'on ne voit plus les traces ; les marches de la journée ont dû fondre, tout est à retailler. C'est pas un travail à faire de nuit, même pour un homme comme toi. »

Les guides suisses renchérirent. Tous s'appliquaient à dissuader les deux hommes d'entreprendre de nuit la descente du Glacier du Géant. (Roger Frison-Roche, 1941, "Premier de Cordée", Arthaud, 1971, Illustrations de Marc Berthier, Gallimard 1973, page 34)>>.


(g) Il faudra deux ascensions des Drus pour arracher Jean Servettaz de sa vire et de sa gangue de glace. Au cours de la première, Le Rouge devra renoncer et Pierre fait une très grave chute. Sa vie ne sera pas en danger, mais la nécessaire trépanation lui laisse une terrible séquelle : le vertige.


(h) Il faudra la patience de sa mère, Marie, et de sa soeur, Alice, les conseils du docteur Coutaz, les interventions à distance de son oncle, Paul Dechosalet, l'amitié de ses amis fidèles et le courage exemplaire de Georges à la Clarisse pour que Pierre surmonte ce terrible handicap psychique.


(i) Après des séances d'entraînement au rocher des Gaillands où tous deux repassent, une à une, les difficultés techniques dont ils se jouaient il y a quelques mois, Pierre et Georges entreprennent seuls une grosse course, le couloir de glace d'Argentière dans la face nord de l'Aiguille Verte, après une nuit dans la fragile cabane du Jardin d'Argentière. Après un bivouac glacé dans des rochers sous sommet et une délicate descente dans le terrible couloir dédié à Edward Whymper, ils arrivent victorieux au refuge du Couvercle dont Le Rouge est devenu le gardien. Ils annoncent leur décision de passer guides. Ce qu'ils font dès leur arrivée au Bureau des Guides. Mais, au lieu d'arroser cela chez Gros-Bibi, Pierre se précipite chez les Lourtier pour demander la main d'Aline à sa mère.


(f) Mutatis mutandis. A passant de l'univers de la montagne et de l'alpinisme engagé à celui de la randonnée équestre et du raid à cheval, on trouvera sur le blog "Lourdes sur mes 4 jambes", http://lourdes-sur-mes-4-jambes.over-blog.fr/, le récit quotidien d'une aventure réelle et contemporaine. Elle ne mérite pas moins de servir d'exemple à de nombreux cavaliers en herbe. Patrick et Gérard sont comparables à Georges à la Clarisse et Pierre Servettaz. Ils sont entourés de parents, de leurs épouses, de leurs amis et de rencontres d'un jour. Pour ce qu'ils ne peuvent faire eux-mêmes, ils profitent aussi de l'efficace serviabilité de Bavo, que l'on peut comparer à Boule.


(g) Voir A bout de corde. A-pic. Adieu. Ailes de mouche. Alpage. Balme. Camille Lourtier. C'est ça la cordée. Ce que Verte veut, Mont Blanc ne peut. Chanvre. Col des Montets. Conquérants de l'inutile. Coup de foudre. Epaule du Dru. Faire la trace. Fondue. Gire. La Pierre à Ruskin. La Verte. Les grosses. Longueur de corde. Moëntieu des Moussoux. Montagne à vaches. Pastorale. Piolet. Qui c'est pour un. Rhododendron. Taque. Trace. Tricouni. Ukulele Lady. Vixerunt.


(h) Images. " Arrivée des cavaliers au Bruchet".



* * *


Auteur.

Hubert Houdoy

Mis en ligne le Dimanche 10 Août 2008.



Explorer les sites.

Réseau d'Activités à Distance

A partir d'un mot

Le Forez

Roche-en-Forez



Consulter les blogs.

Connaître le monde

Géologie politique


Nota Bene.

Les mots en gras sont tous définis dans le cédérom encyclopédique.


Où trouver les nouveautés du réseau de sites : Quid Novi ?


Mise à jour des liens hypertextuels le Lundi 11 Août 2008.