(a) L'abandon est la situation commune au village en ruines, à l'enfant abandonné, à l'amant délaissé, au vieillard, au fou, au chômeur de longue durée, aux prisonniers des camps de la mort, aux peuples Kurde, Tibétain... et à Robinson Crusoé.
- <<Enfin ma vieille gouvernante vint à moi, avec son assurance usuelle.
- Allons, ma chère, dit-elle, j'ai trouvé un moyen pour que vous soyez assurée que votre enfant sera bien traité, et pourtant les gens qui en auront charge ne vous connaîtront jamais.
- Oh ! ma mère, dis-je, si vous pouvez y parvenir, je serai liée à vous pour toujours.
- Eh bien, dit-elle, vous accorderez-vous à faire quelque petite dépense annuelle plus forte que la somme que nous donnons d'ordinaire aux personnes avec qui nous nous entendons ?
- Oui, oui, dis-je, de tout mon cœur, pourvu que je puisse rester inconnue.
- Pour cela, dit-elle, vous pouvez être tranquille ; car jamais la nourrice n'osera s'enquérir de vous et une ou deux fois par an vous viendrez avec moi voir votre enfant et la façon dont il est traité, et vous vous satisferez sur ce qu'il est en bonnes mains, personne ne sachant qui vous êtes.
- Mais, lui dis-je, croyez-vous que lorsque je viendrai voir mon enfant il me sera possible de cacher que je sois sa mère ? Croyez-vous que c'est une chose possible ?
- Eh bien, dit-elle, même si vous le découvrez, la nourrice n'en saura pas plus long ; on lui défendra de rien remarquer ; et si elle s'y hasarde elle perdra l'argent que vous êtes supposée devoir lui donner et on lui ôtera l'enfant.
Je fus charmée de tout ceci : de sorte que la semaine suivante on amena une femme de la campagne, de Hertford ou des environs, qui s'accordait à ôter l'enfant entièrement de dessus nos bras pour 10 £ d'argent ; mais si je lui donnais de plus 5 £ par an, elle s'engageait à amener l'enfant à la maison de ma gouvernante aussi souvent que nous désirions, ou bien nous irions nous-mêmes le voir et nous assurer de la bonne manière dont elle le traiterait. La femme était d'apparence saine et engageante ; elle était mariée à un manant, mais elle avait de très bons vêtements, portait du linge, et tout sur elle était fort propre ; et, le cœur lourd, après beaucoup de larmes, je lui laissai prendre mon enfant. Je m'étais rendue à Hertford pour la voir, et son logement, qui me plut assez ; et je lui promis des merveilles si elle voulait être bonne pour l'enfant ; de sorte que dès les premiers mots elle sut que j'étais la mère de l'enfant : mais elle semblait être si fort à l'écart, et hors d'état de s'enquérir de moi, que je crus être assez en sûreté, de sorte qu'en somme, je consentis à lui laisser l'enfant, et je lui donnai 10 £, c'est-à-dire que je les donnai à ma gouvernante qui les donna à la pauvre femme en ma présence, elle s'engageant à ne jamais me rendre l'enfant ou réclamer rien de plus pour l'avoir nourri et élevé ; sinon que je lui promettais, si elle en prenait grand soin, de lui donner quelque chose de plus aussi souvent que je viendrais la voir. De sorte que je ne fus pas contrainte de payer les 5 £, sauf que j'avais promis à ma gouvernante de le faire. Et ainsi je fus délivrée de mon grand tourment en une manière qui, bien qu'elle ne me satisfît point du tout l'esprit, pourtant m'était la plus commode, dans l'état où mes affaires étaient alors, entre toutes celles où j'eusse pu songer. (Daniel Defoe, "Moll Flanders")>>.
- <<Le grand nombre de mes amis m'a perdu de vue, dès que j'ai été regardé comme ne pouvant plus être bon à rien à personne. L'état où je me trouvais au commencement de mon incommodité y a beaucoup contribué, par le bruit qui courut que j'étais presque hors d'état de commerce. La plupart aimèrent mieux se laisser aller à le croire que de se donner la peine de s'en venir informer ; c'est ainsi qu'est fait le monde en général : ce qui m'a moins surpris qu'un autre, par la connaissance que j'en avais. (Jean Hérault, "Mémoires de Monsieur de Gourville", Mercure de France, 2004, page 268)>>.
(b) L'ambivalence de la relation anaclitique peut trouver son origine dans un sentiment d'abandon et l'angoisse de la perte d'objet.
- <<Dans "Inhibition, Symptômes et Angoisses", Freud nous explique la raison profonde de cette attitude répétitive par le sentiment d'abandon de la part de la mère éprouvé parfois par l'enfant qui se sent désarmé face à ses besoins de sécurité biologique ; (Jean Bergeret, "La dépression et les états limites", page 128)>>.
(c) L'abandon est une blessure narcissique.
- <<Le troisième défi majeur que les relations soulèvent est le plus profond de tous. C'est notre propre isolement intérieur. On peut passer toute notre vie à s'en éloigner avec des distractions diverses mais tôt ou tard, il nous rattrape car il est toujours en nous prêt à se déclencher. Quand ce sentiment apparaît, la peur et la panique peuvent être si extrêmes qu'on peut avoir l'impression de mourir. Nous pouvons être confrontés à notre solitude par des petites choses comme le simple fait qu'une autre personne n'est pas comme on aimerait qu'elle soit. Nous appelons cela "les petits abandons". Mais c'est plus douloureux quand on est oublié ou rejeté par notre amoureux. Il nous vient alors un sentiment de vide et de panique qui semble souvent n'avoir aucun lien avec l'événement qui en est à l'origine. En fait c'est un écho d'une expérience passée de l'enfance où nous avons été abandonnés ou trahis et qui a été si traumatisante que nous l'avons enfouie dans notre mémoire. Au lieu de faire face à ces blessures, nos relations sont souvent une manière de les éviter. Dans nos rêves, nous imaginons rencontrer la personne qui nous permettra de ne plus sentir la solitude ou d'avoir à faire face à la trahison et cela pour toujours ! (Krishnananda, "La relation, une véritable fenêtre sur l'âme !", interview de Luc Gelin, mars 2003, document du web)>>.
(d) Il y a aussi un bon côté de l'abandon, c'est le "lâcher prise" et le "carpe diem".
- <<Dulce est desipere in loco. "Il n'est parfois pas mauvais de s'abandonner" (Horace)>>.
(e) A l'ancienne conception de la continuité, de la stabilité, de l'harmonie, fait suite l'actuelle théorie du chaos, de l'instabilité, de l'abandon, du processus fractal du futur.
- <<- Michel Serres, à l'occasion de la semaine de l'Intégration - sujet, s'il en est, de débats et de controverses dans notre société -, vous souhaitez parler de l'abandon. Abandon, intégration : quelles relations ?
- Une société n'intègre jamais que ceux qui ont été abandonnés : ou par leur famille ou par la société qu'ils ont quittée, qui les ont expulsés, ou par la société même qui cherche à les intégrer de nouveau. Parler d'intégration exige de parler d'abord de l'abandon. Je souhaite parler de l'abandon parce qu'il s'agit là d'une expérience humaine fondamentale. Peut-être la plus importante de toutes les expériences de la vie. Dès que le petit enfant naît, il quitte le paradis où, pendant neuf mois, il a joui d'une tranquillité béate, oui, de la béatitude. Et tout à coup, il quitte ce bonheur. Le voici abandonné par sa mère matricielle. Au moment où elle lui donne la vie, elle l'abandonne ; le voilà expulsé de l'utérus. Puis la mère lui donne le sein. Au bout de quelques mois, de quelques semaines parfois, cela dépend du rythme de la lactation, le voilà sevré. Le voilà, de nouveau, abandonné du sein maternel ; il quitte encore un autre paradis. Quelques années après, un frère, une soeur arrivent ; il quitte, alors, le paradis absolu de l'unicité. De nouveau abandonné par sa mère, dont il croyait qu'il était le seul enfant. La jalousie amoureuse n'a-t-elle pas pour origine l'exigence pathétique de rester le seul enfant de sa mère, de n'avoir ni frère ni sœur ? La vie commence donc par une série douloureuse d'abandons.
- C'est le partage...
- À la naissance du frère ou de la soeur, l'enfant est obligé de découvrir l'autre, l'altérité. Il n'est plus l'amour unique de sa mère, le voilà exclu de l'exclusivité. Ensuite, il est obligé d'aller à l'école...
- ... La rupture.
- Il rompt avec sa famille. Externe, il est abandonné pour la journée, mais il revient le soir, quelle chance ! Mais s'il est pensionnaire, comme je le fus pendant des années, il peut être abandonné un mois, un trimestre ; s'il est pensionnaire dans une ville étrangère, il est abandonné un an. Le voilà abandonné sans cesse. Ensuite, l'adolescence quitte l'enfance, le paradis des amours enfantines ; l'âge adulte quitte l'adolescence. Quand vous prenez un métier, vous quittez vos chères études. À un moment, terrible et béni, l'amour intervient, la sexualité intervient, et le pic éminemment douloureux de cette même expérience, indéfiniment reprise et labourant le même sillon de souffrance, c'est d'être abandonné par son amant ou sa maîtresse, d'être abandonné par sa femme ou son mari, d'être abandonné par ses parents, par ses enfants, par ses amis, par ses collaborateurs... Voilà le sommet de l'abandon humain. À la retraite, vous êtes sèchement abandonné par ceux qui ne fréquentent que les relations utiles : tout le monde.
- Votre vision de la relation n'est-elle pas un peu sombre ?
-L'abandon sculpte nos âmes : « Dis-moi qui t'a abandonné, je te dirai qui tu es. »
- Dans ce cas, où trouvons-nous notre bonheur ?
- Si la sculpture même de l'individu, c'est l'abandon, alors tout va se jouer, pour la formation personnelle, dans le courage individuel de supporter d'avoir été abandonné ; de supporter aussi, hélas, parfois, d'avoir, soi-même, abandonné quelqu'un. « Dis-moi qui tu as abandonné, je te dirai qui tu es. » Vous me questionniez sur l'intégration, nous y sommes. Qu'est-ce que la banlieue ? Tout le monde parle de la banlieue, des enfants de banlieue, mais qu'est-ce donc que la banlieue ? La langue française le dit : le lieu de ban, le lieu de bannissement, le lieu de l'a-bandon. Voyez, autour des villes, la couronne des abandonnés, la banlieue. Plus ils habitent loin, plus ils sont pauvres, misérables, abandonnés. Ce qu'on a trouvé dans la psychologie se retrouve dans la société, en politique. J'admire qu'aucun responsable, en France, de gauche, du centre ou de droite, n'ait jamais pris l'initiative du prix unique pour les transports urbains. Plus vous êtes pauvre, plus vous payez cher le billet de RER ou de train de banlieue ; plus vous êtes riche, moins vous payez ! Certes, les chefs habitent au centre, délivrés du souci de voir jamais les pauvres, enfermés dans leurs ghettos, incapables de payer leurs déplacements. Mettez le prix fixe et la société se mélange ! Elle devient démocratique. Voilà, simplement calculé, en euros et centimes, le geste social de l'exclusion, de l'abandon. Souffrance personnelle, douleur collective. Avez-vous jamais vu western plus beau que "Le train sifflera trois fois" ?
- Absolument.
- Il commence par une chanson désespérée, qui tire des larmes...,
-... « Si toi aussi tu m'abandonnes... »
- Si toi aussi tu m'abandonnes, si toi qui m'as aimé, tu m'abandonnes aussi, alors que vais-je devenir ? Voyez comment commence la sculpture du héros solitaire. Il devient un individu, il devient un homme dès lors qu'il a conscience d'avoir été abandonné. Que dire de plus profond sur la condition humaine, sur l'existence humaine, que cette déréliction ? Notre existence se passe-t-elle en banlieue ? La vie humaine se passe-t-elle en un lieu de bannissement ? de déréliction ? Nous n'habitons pas dans notre vraie maison.
- À l'inverse, comment intégrer ? Comment ne pas abandonner ? Comment « dés-abandonner » ?
- Souvenez-vous des dernières paroles du Christ : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » Au moment de mourir, il ne comprend pas pourquoi il a été abandonné. L'incompréhension de ce pourquoi on abandonne, de ce pourquoi on est abandonné, voilà peut-être ce que l'on peut dire de plus terrible et profond sur les psychologies et sur les sociétés humaines. Qu'est-ce que l'homme ? La déréliction faite chair. Nous avons tous le sentiment d'avoir été abandonné.
- C'est notre point commun.
- Notre condition commune.
- Et ce, même en dehors des banlieues.
- Individuel, social, politique, humanitaire, aucun de nos efforts ne doit oublier la question fondamentale : « Qu'est-ce l'abandon, comment peut-on ne pas abandonner, comment peut-on recevoir, consoler, intégrer les abandonnés ?» « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné », voilà, je crois, la somme des cris humains, des supplications individuelles et collectives.
- Gardez-vous quand même l'espoir que cette notion d'abandon ne soit pas toujours négative, qu'on puisse la surmonter ?
- Programme : comment travailler sur l'abandon subi, comment en retourner la douleur en énergie et dynamique positives, comment devenir l'individu courageux qui affronte sa vie en se disant: « Certes, je suis abandonné, mais je survis tout de même, dans le courage du projet »?
- Michel Serres, merci, je vous abandonne, ce soir.
(Michel Serres, "Petites chroniques du dimanche soir", entretiens avec Michel Polacco, Le Pommier, France Info, 2006, pages 144-148, L'abandon et l'intégration, Chronique du 10 avril 2005)>>.
(f) Références littéraires :
- <<Mais il avait trouvé son attitude et s'y cantonnait. Sans rien ajouter, il repoussa sa chaise, prit son chapeau et sortit.
Derrière la porte refermée, elle s'abandonna sur la table, la tête entre ses bras repliés, et commença à sangloter une fois de plus. La chaise vide qui lui faisait face, la serviette jetée à terre, le plat de poires à la crème encore intact, qu'elle avait préparé pour lui – tout parlait d'abandon. Et il lui sembla en vérité, quand elle eut emprisonné sa figure entre ses bras et fermé les yeux, qu'il ne lui restait plus rien qui eût de prix : sa jeunesse, sa force, son dernier espoir d'honneur et de vie respectée, comme les autres femmes, il avait tout emporté. (Louis Hémon, "Monsieur Ripois et la Némésis", Chapitre II, page 31)>>.
- La ragion m'abbandona...
- <<Orphée :
Je ne peux plus me réfréner ;
peu à peu,
la raison m'abandonne ;
j'oublie la loi, Eurydice, et moi-même ! Et ...
(Il esquisse le geste de se retourner, puis il se reprend)
(Christoph Willibald Gluck, 1762, "Orphée et Eurydice", opéra en trois actes, livret de Ranieri de' Calzabigi, Acte III, Scène I)>>.
(g) L'abandon d'une théorie permet d'adopter un autre point de vue. L'approche autoréférentielle du fonctionnement des marchés financiers permet un abandon de l'hypothèse irréaliste de la valeur fondamentale.
- <<Comme on le comprend maintenant, l'approche autoréférentielle se situe aux antipodes de la théorie du reflet. Selon notre approche, le marché financier n'a pas pour fonction de refléter une réalité qui lui préexisterait. Son rôle est de construire des prix qui vont modifier la réalité économique. Autrement dit, le marché est actif et il faut l'évaluer au regard des transformations productives qu'il engendre. Mais, pour aller jusqu'au bout de cette idée d'un marché boursier créateur, il nous faut franchir une étape supplémentaire : s'affranchir de l'idée de valeur fondamentale objective. Nous avons désormais tous les moyens de le faire puisque nous avons exhibé un processus de coordination des investisseurs qui ne doit rien aux estimations fondamentalistes mais se construit comme une convention. Pour penser l'émergence d'une évaluation légitime, l'approche autoréférentielle n'a plus besoin de l'hypothèse d'une valeur objective coordonnant à leur insu les anticipations des acteurs. L'évaluation légitime est le résultat du processus autoréférentiel lui-même au cours duquel chacun cherche à se positionner face aux anticipations des autres. Cependant, avant d'en arriver là, il était intéressant de montrer que, même dans un cadre théorique qui retient l'hypothèse de fondamentaux objectifs, on peut montrer que le prix du marché peut s'en écarter. Cela nous a permis de dialoguer directement avec la théorie de l'efficience et la NTA qui, toutes deux, adhèrent à cette hypothèse. Demeurer provisoirement dans le cadre fondamentaliste était également important pour nous en raison de l'importance que nous accordons aux résultats de l'économie expérimentale. En effet, l'expérience de Smith, Suchanek et Williams (1988) porte sur une situation expérimentale dans laquelle est postulée, non seulement l'objectivité des fondamentaux, mais également le fait que la valeur fondamentale est de connaissance commune. Ce que montre, de manière insolite, cette expérience est que, lorsque les stratèges rationnels cherchent des points focaux sur lesquels prendre appui pour anticiper l'évolution future des cours et intervenir, s'imposent à leur esprit des modèles de comportements boursiers déconnectés des fondamentaux, et cela alors même que la valeur fondamentale est de connaissance commune et semblerait pouvoir constituer un point focal naturel ! C'est là un résultat très inattendu. L'idée d'autonomisation du marché par rapport aux fondamentaux trouve, dans cette expérience, sa forme extrême. Chacun des acteurs semble comprendre que le jeu à jouer n'a rien à voir avec cette valeur, sauf à la toute fin du jeu au moment où précisément cette valeur cesse d'être «virtuelle» pour se transformer, sous l'action discrétionnaire du meneur de jeu, en un prix effectif, celui qui évaluera les portefeuilles finaux. Il y a plusieurs manières de justifier l'abandon de la valeur fondamentale en tant que référence objective préexistant aux transactions. La manière la plus complète, mais également la plus complexe, consiste à mettre en cause l'idée même d'objectivité du futur. Ce n'est pas la voie qui sera ici suivie. Nous nous contenterons de soutenir que, dans la réalité des économies concrètes, il est tout simplement impossible d'exhiber une estimation de la valeur fondamentale susceptible de recueillir l'accord de tous les analystes fondamentalistes. Ou, pour dire la même chose autrement, les estimations fondamentalistes sont irréductiblement subjectives au sens où il n'existe aucune procédure permettant de mettre d'accord deux investisseurs aux estimations divergentes. Il en est ainsi parce que chacun est «libre» d'avoir du futur une version personnelle. Cela s'est vu clairement lors de la «bulle Internet» où des estimations proprement délirantes ont pu être justifiées sur la base de scénarios fondamentalistes extravagants. Á ceux qui faisaient valoir que les hypothèses contenues dans ces scénarios impliquaient des taux de croissance ou des niveaux de productivité jamais observés par le passé, il était répliqué qu'ils manquaient singulièrement d'imagination et que ce n'était pas parce que une chose n'avait jamais été observée que cette chose ne pouvait pas advenir. Argument irréfutable ! Mais dès lors qu'on s'autorise à repousser les enseignements du passé au motif, par ailleurs parfaitement exact, que le monde n'est en rien stationnaire et que du nouveau y apparaît de manière récurrente, il est possible de neutraliser toutes les objections. Il s'ensuit une irréductible subjectivité de l'évaluation fondamentaliste qui nous semble décrire très exactement la situation des économies réelles. Ce n'est que dans les modèles de la finance théorique qu'existe une description du futur sous la forme d'une liste exhaustive d'événements à venir, faisant l'objet d'une adhésion unanime. L'économie capitaliste est d'une tout autre nature. Elle fait face à un futur radicalement incertain, conforme à la vision qu'en avait Keynes. Aussi, le rôle du marché financier n'est-il pas, comme le croit la théorie orthodoxe, de coter des événements préalablement définis, mais, tout au contraire, de construire un scénario de référence capable d'éclairer les choix d'investissement. Tel est le contenu de la convention financière. Au travers de cette construction, le rôle actif de la Bourse s'exprime pleinement. La convention boursière s'évalue uniquement ex post, d'une part, au regard de la justesse de ses prédictions, d'autre part, en mesurant ses effets dans l'allocation du capital. Très clairement, la convention «Nouvelle économie» qui a prévalu à la fin des années quatre-vingt-dix s'est révélée excessive dans ses anticipations et a conduit à un gâchis important de capital. Il ne faudrait pas conclure de cette analyse que la théorie autoréférentielle «ignore les fondamentaux». Ce contre quoi s'insurge cette théorie est l'hypothèse d'une valeur fondamentale objective, pouvant être connue de tous et réglant de manière exogène l'évolution des anticipations et des prix. Selon l'approche autoréférentielle, les prix trouvent leur intelligibilité dans la convention qui, à la période considérée, prévaut et informe les anticipations individuelles. Mais, bien évidemment, cette convention exprime le plus souvent une vision du futur de l'économie de type fondamentaliste. Il en a été ainsi pour la «convention Internet» qui justifiait ses évaluations sur la base d'une certaine idée du développement à venir du commerce électronique. On peut même aller plus loin et noter qu'à un instant donné, la convention a naturellement tendance, pour affirmer sa légitimité, à se présenter comme l'expression pertinente des potentialités objectives de l'économie considérée, i.e. comme fournissant la meilleure estimation des valeurs fondamentales. Le propre de l'approche autoréférentielle est de refuser de se laisser prendre à cette intoxication pour faire valoir qu'il n'existe rien comme une valeur fondamentale préexistant aux échanges boursiers. Il s'agit de souligner que la «valeur fondamentale» a toujours la dimension d'une croyance partagée, et rien d'autre. Á chaque période, la manière de concevoir les fondamentaux qui importent varie en fonction de la convention financière dominante. Ainsi, Marie Brière (2002), à propos des marchés de taux, a montré que les grandeurs prises en compte par les investisseurs se modifiaient avec le temps : «Ce travail nous a permis de reconstituer l'historique des chiffres importants pour les marchés : masse monétaire à la fin des années soixante-dix, indicateurs du déficit extérieur (balance commerciale ou déficit courant) dans les années quatre-vingt, emploi et inflation à partir du milieu des années quatre-vingt, et plus récemment deux indicateurs d'activité (NAPM, ventes de détail) ». Autrement dit, l'approche autoréférentielle ne nie aucunement l'impact des fondamentaux dans l'évaluation boursière. Mais, elle pense cet impact, non pas à partir du postulat d'une grandeur objective, directement connaissable par les agents, mais sur la base d'évaluations conventionnelles propagées par le marché selon des logiques spécifiques. Notons, par ailleurs, que la convention pour se stabiliser durablement doit faire la preuve de son adéquation à l'économie qu'elle est censée décrire. Lorsque des écarts trop importants ou trop nombreux entre ce que prévoit la convention et ce qu'observent les investisseurs sont constatés, la convention entre en crise. Tous ces points montrent que l'approche conventionnelle en abandonnant l'hypothèse de la valeur fondamentale ne conduit pas nécessairement au n'importe quoi. Pour autant, à l'évidence, la théorie autoréférentielle ne règle pas d'un coup de baguette magique tous les problèmes. Après avoir construit ce cadre d'analyse, pratiquement tout reste à faire : Comment les conventions se déterminent-elles ? Le marché boursier ainsi pensé constitue-t-il un jeu équitable ? Les prix conventionnels suivent-ils une marche au hasard ? Le marché boursier conduit-il à rendre plus efficace l'allocation du capital ? Les questions sont multiples. Á mon sens, l'intérêt central de cette problématique est d'en finir avec cette notion de valeur fondamentale, jamais définie, jamais calculée et toujours postulée. Dans le cadre de la théorie autoréférentielle, le prix, de quelque manière qu'il ait été formé, constitue l'évaluation de référence, celle qui informe, au premier chef, les stratégies d'investissement. En tant que tel, ce prix possède des caractéristiques formellement similaires à celles mises en avant par l'efficience : par exemple, le fait que les acteurs lui attribuent, par convention, la propriété de refléter toute l'information disponible. La légitimité du prix est fondée sur cette croyance conventionnelle d'un type particulier, dont Keynes a bien vu toute l'importance (1971, pp. 164-165). Pour autant, certains investisseurs peuvent parfaitement juger, à l'instar du cambiste interrogé par Libération, que le prix n'est pas conforme à la manière dont eux-mêmes évaluent le fondamental. Tant qu'une telle défiance ne donne pas à lieu à une stratégie «publique» d'intervention sur le marché, elle est sans effet. Elle appartient au monde intérieur des acteurs. La tendance à ce qu'il en soit ainsi sera d'autant plus forte que le prix sera perçu par les investisseurs comme absolument légitime parce qu'exprimant avec exactitude l'opinion du marché. On note d'ailleurs, dans ces conditions, que le mouvement de révision va plutôt du prix vers les estimations fondamentalistes privées que dans l'autre sens. Durant la «bulle Internet», on a pu observer, à l'occasion d'études publiques précédant des introductions en Bourse, que, lorsqu'un écart était constaté entre les prix observés et les estimations fondamentalistes a priori, c'étaient ces dernières qui se trouvaient modifiées. (André Orléan, Cepremap, "Efficience, finance comportementale et convention : une synthèse théorique", in Conseil d'Analyse Economique, "Les Crises financières")>>.
(h) Botanique. Le climax est constitué par la Flore qui reprend ses droits sur un territoire abandonné par l'homme. Cette flore est adaptée au climat. En France, dans les thalwegs, la forêt regagne les terrains pentus, inadaptés à l'emploi des lourds tracteurs agricoles.
(i) Voir Besoin de reconnaissance. Caresses de l'âme. Caresses du corps. Disparition de l'estive en jasseries. Disparition des Hautes Chaumes. Disparition des scieurs de long. Divertissement. Jasseries. Jasseries de Garnier. Névrose d'abandon. Tencin.
(i) Randonnées photographiques : Dans "Béal du Sceytol", à Sauvain, nous avons observé les effets de l'abandon, par les hommes, sur les murs d'un sceytol et sur la circulation de l'eau dans un béal d'alimentation laissé sans entretien. Dans "L'Eau des Jasseries", à Garnier, nous montrons comment la tourbière, la sagne et la bruyère reprennent leurs droits quand le frayage de la Goutte de l'Oule n'est plus un souci majeur. Au-delà, ce sont les Hautes Chaumes (paysage anthropique à cette altitude, dans les Hauts des Monts du Forez) elles-mêmes qui disparaîtraient au profit de la forêt.
(k) Lire "Robinson Crusoé".
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Mis en ligne le Lundi 7 Juillet 2008
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